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L'Argent. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.

L'Argent - Emile Zola


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non, mon cher, ne vous ennuyez plus, avec vos terreurs sur le Mexique… Le Mexique, ce sera la page glorieuse du règne… Où diable prenez-vous que l'empire soit malade? Est-ce qu'en janvier l'emprunt de trois cents millions n'a pas été couvert plus de quinze fois? Un succès écrasant!.. Tenez! je vous donne rendez-vous en 67, oui, dans trois ans d'ici, lorsqu'on ouvrira l'Exposition universelle que l'empereur vient de décider.

      – Je vous dis que tout va mal! affirma désespérément Moser.

      – Eh! fichez-nous la paix, tout va bien!»

      Salmon les regardait l'un après l'autre, en souriant de son air profond. Et Saccard, qui les avait écoutés, ramenait aux difficultés de sa situation personnelle cette crise où l'empire semblait entrer. Lui, une fois encore, était par terre est-ce que cet empire, qui l'avait fait, allait comme lui culbuter, croulant tout d'un coup de la destinée la plus haute à la plus misérable? Ah! depuis douze ans, qu'il l'avait aimé et défendu, ce régime où il s'était senti vivre, pousser, se gorger de sève, ainsi que l'arbre dont les racines plongent dans le terreau qui lui convient. Mais, si son frère voulait l'en arracher, si on le retranchait de ceux qui épuisaient le sol gras des jouissances, que tout fût donc emporté, dans la grande débâcle finale des nuits de fête!

      Maintenant, il attendait ses asperges, absent de la salle où l'agitation croissait sans cesse, envahi par des souvenirs. Dans une large glace, en face, il venait d'apercevoir son image; et elle l'avait surpris. L'âge ne mordait pas sur sa petite personne, ses cinquante ans n'en paraissaient guère que trente-huit, il gardait une maigreur, une vivacité de jeune homme. Même, avec les années, son visage noir et creusé de marionnette, au nez pointu, aux minces yeux luisants, s'était comme arrangé, avait pris le charme de cette jeunesse persistante, si souple, si active, les cheveux touffus encore, sans un fil blanc. Et, invinciblement, il se rappelait son arrivée à Paris, au lendemain du coup d'État, le soir d'hiver où il était tombé sur le pavé, les poches vides, affamé, ayant toute une rage d'appétits à satisfaire. Ah! cette première course à travers les rues, lorsque, avant même de défaire sa malle, il avait eu le besoin de se lancer par la ville, avec ses bottes éculées, son paletot graisseux, pour la conquérir! Depuis cette soirée, il était souvent monté très haut, un fleuve de millions avait coulé entre ses mains, sans que jamais il eût possédé la fortune en esclave, ainsi qu'une chose à soi, dont on dispose, qu'on tient sous clef, vivante, matérielle. Toujours le mensonge, la fiction avait habité ses caisses, que des trous inconnus semblaient vider de leur or. Puis, voilà qu'il se retrouvait sur le pavé, comme à l'époque lointaine du départ, aussi jeune, aussi affamé, inassouvi toujours, torturé du même besoin de jouissances et de conquêtes. Il avait goûté à tout, et il ne s'était pas rassasié, n'ayant pas eu l'occasion ni le temps, croyait-il, de mordre assez profondément dans les personnes et dans les choses. A cette heure, il se sentait cette misère d'être, sur le pavé, moins qu'un débutant, qu'auraient soutenu l'illusion et l'espoir. Et une fièvre le prenait de tout recommencer pour tout reconquérir, de monter plus haut qu'il n'était jamais monté, de poser enfin le pied sur la cité conquise. Non plus la richesse menteuse de la façade, mais l'édifice solide de la fortune, la vraie royauté de l'or trônant sur des sacs pleins!

      La voix de Moser qui s'élevait de nouveau, aigre et très aiguë, tira un instant Saccard de ses réflexions.

      «L'expédition du Mexique coûte quatorze millions par mois, c'est Thiers qui l'a prouvé… Et il faut vraiment être aveugle pour ne pas voir que, dans la Chambre, la majorité est ébranlée. Ils sont trente et quelques maintenant, à gauche. L'empereur lui-même comprend bien que le pouvoir absolu devient impossible, puisqu'il se fait le promoteur de la liberté.»

      Pillerault ne répondait plus, se contentait de ricaner d'un air de mépris.

      «Oui, je sais, le marché vous paraît solide, les affaires marchent. Mais attendez la fin… On a trop démoli et trop reconstruit, à Paris, voyez-vous! Les grands travaux ont épuisé l'épargne. Quant aux puissantes maisons de crédit qui vous semblent si prospères, attendez qu'une d'elles fasse le saut, et vous les verrez toutes culbuter à la file… Sans compter que le peuple se remue. Cette Association internationale des travailleurs, qu'on vient de fonder pour améliorer la condition des ouvriers, m'effraie beaucoup, moi. Il y a, en France, une protestation, un mouvement révolutionnaire qui s'accentue chaque jour… Je vous dis que le ver est dans le fruit. Tout crèvera.»

      Alors ce fut une protestation bruyante. Ce sacré Moser avait sa crise de foie, décidément. Mais lui-même, en parlant, ne quittait pas des yeux la table voisine, où Mazaud et Amadieu continuaient, dans le bruit, à causer très bas. Peu à peu, la salle entière s'inquiétait de ces longues confidences. Qu'avaient-ils à se dire, pour chuchoter ainsi? Sans doute, Amadieu donnait des ordres, préparait un coup. Depuis trois jours, de mauvais bruits couraient sur les travaux de Suez. Moser cligna les yeux, baissa également la voix.

      «Vous savez, les Anglais veulent empêcher qu'on travaille là-bas. On pourrait bien avoir la guerre.»

      Cette fois, Pillerault fut ébranlé, par l'énormité même de la nouvelle. C'était incroyable, et tout de suite le mot vola de table en table, acquérant la force d'une certitude l'Angleterre avait envoyé un ultimatum, demandant la cessation immédiate des travaux. Amadieu, évidemment, ne causait que de ça avec Mazaud, à qui il donnait l'ordre de vendre tous ses Suez. Un bourdonnement de panique s'éleva dans l'air chargé d'odeurs grasses, au milieu du bruit croissant des vaisselles remuées. Et, à ce moment, ce qui porta l'émotion à son comble, ce fut l'entrée brusque d'un commis de l'agent de change, le petit Flory, un garçon à figure tendre, mangée d'une épaisse barbe châtaine. Il se précipita, un paquet de fiches à la main, et les remit au patron, en lui parlant à l'oreille.

      «Bon!» répondit simplement Mazaud, qui classa les fiches dans son carnet.

      Puis, tirant sa montre:

      «Bientôt midi! Dites à Berthier de m'attendre. Et soyez là vous-même, montez chercher les dépêches.»

      Lorsque Flory s'en fut allé, il reprit sa conversation avec Amadieu, tira d'autres fiches de sa poche, qu'il posa sur la nappe, à côté de son assiette; et, à chaque minute, un client qui partait se penchait au passage, lui disait un mot, qu'il inscrivait rapidement sur un des bouts de papier, entre deux bouchées. La fausse nouvelle, venue on ne savait d'où, née de rien, grossissait comme une nuée d'orage.

      «Vous vendez, n'est-ce pas?» demanda Moser à Salmon..

      Mais le muet sourire de ce dernier fut si aiguisé de finesse, qu'il en resta anxieux, doutant maintenant de cet ultimatum de l'Angleterre, qu'il ne savait même pas avoir inventé.

      «Moi, j'achète tant qu'on voudra», conclut Pillerault, avec sa témérité vaniteuse de joueur sans méthode.

      Les tempes chauffées par la griserie du jeu, que fouettait cette fin bruyante de déjeuner, dans l'étroite salle, Saccard s'était décidé à manger ses asperges, en s'irritant de nouveau contre Huret, sur lequel il ne comptait plus. Depuis des semaines, lui, si prompt à se résoudre, il hésitait, combattu d'incertitudes. Il sentait bien l'impérieuse nécessité de faire peau neuve, et il avait rêvé d'abord une vie toute nouvelle, dans la haute administration ou dans la politique. Pourquoi le Corps législatif ne l'aurait-il pas mené au conseil des ministres, comme son frère? Ce qu'il reprochait à la spéculation, c'était la continuelle instabilité, les grosses sommes aussi vite perdues que gagnées: jamais il n'avait dormi sur le million réel, ne devant rien à personne. Et, à cette heure où il faisait son examen de conscience, il se disait qu'il était peut-être trop passionné pour cette bataille de l'argent, qui demandait tant de sang-froid. Cela devait expliquer comment, après une vie si extraordinaire de luxe et de gêne, il sortait vidé, brûlé, de ces dix années de formidables trafics sur les terrains du nouveau Paris, dans lesquels tant d'autres, plus lourds, avaient ramassé de colossales fortunes. Oui, peut-être s'était-il trompé sur ses véritables aptitudes, peut-être triompherait-il d'un bond, dans la bagarre politique, avec son activité, sa foi ardente. Tout allait dépendre de la réponse de son frère. Si celui-ci le repoussait, le rejetait au gouffre de l'agio, eh bien! ce serait sans doute tant pis pour lui et les autres,


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