Les trois Don Juan. Guillaume ApollinaireЧитать онлайн книгу.
ne sais; mais, par pitié, fuyons, fuyons au plus vite cet homme au seul nom duquel je sens se dérober mon cœur…
–Vous l'aimez?
–Certes, si cela est de l'amour, je l'aime, mais je sais aussi que cette passion me déshonore. Si mon faible cœur m'entraîne vers Don Juan, mon honneur et mon devoir m'éloignent de lui. Partons donc d'ici avant qu'il ne revienne: la force me manquerait si je le voyais à mes côtés. Partons. Mon père, Don Gonzalo, me recevra.
–Mais Juan s'est rendu auprès de Don Gonzalo pour lui demander son pardon et sa parole.
–Est-ce vrai?
–Du reste, voici un bruit de rames sur le Guadalquivir. N'entendez-vous point? C'est la barque de Don Juan.»
C'était lui en effet. Il sauta légèrement du frêle bateau et, en un instant, fut auprès d'Inès. Minuit venait de sonner. Le silence était tombé sur la campagne et sur le fleuve…
«Où est Don Gonzalo? lui dit Inès.
–À cette heure, répondit Juan, il dort tranquillement. Je n'ai pu le joindre, mais l'ai rassuré par un message.
–Que lui avez-vous dit?
–Que vous étiez en sûreté sous ma garde, respirant les saines brises de la campagne…»
Don Juan prit la main d'Inès.
«Calme-toi donc, ma vie. Repose ici et pour un instant oublie la sombre prison de ton couvent. Ah! n'est-il pas vrai, ange d'amour, que sur ce rivage solitaire l'air est meilleur, la lune brille d'un éclat plus pur? Ces bises qui passent, pleines des doux parfums des fleurs champêtres, ces eaux calmes et limpides, ces forêts qui chantent doucement en attendant l'aurore, ne respirent-elles point l'amour?
«Écoute mes paroles, Inès. Elles respirent aussi l'amour. De tes yeux coulent deux perles liquides. Permets-moi de les boire, agenouillé devant toi. Oui, vois, ce cœur inconstant est devenu à jamais ton esclave.
–Taisez-vous, pour Dieu, Don Juan, reprit Inès… par pitié, taisez-vous… En vous écoutant, il me semble que la folie trouble mon cerveau et que mon pauvre cœur à moi brûle. Oh! dites-moi seulement que vous ne m'avez pas donné à boire un philtre infernal…
–Je t'ai donné la sincérité de mon âme.
–Assez, assez, Don Juan… Je ne pourrais plus résister. Oh! je sens que je vais à vous comme ce fleuve va à la mer. Pitié! pitié! Don Juan! Arrache-moi le cœur ou aime-moi parce que je t'adore!
–Mon cœur, cette parole change mon être au point de me laisser espérer que l'Éden s'ouvrira pour moi. Non, Doña Inès, ce n'est pas Satan qui m'inspire cet amour, c'est Dieu qui veut sans doute par toi me gagner à lui… Bannis toute inquiétude, à tes pieds je me sens capable de vertu. Oui, mon orgueil, je te le promets, s'inclinera devant le bon commandeur. Il m'accordera ta main ou n'aura qu'à me tuer.
–Don Juan de mon cœur!
–Silence! Avez-vous entendu… Une barque vient d'aborder. Je vois des hommes qui se dirigent vers la maison. Veuillez m'attendre quelques instants.»
Mais le valet de Don Juan, Ciutti, accourait. Il rencontra son maître qui descendait au grand salon d'entrée, mal éclairé aux chandelles.
«Seigneur, sauvez votre vie, lui dit-il.
–Qu'y a-t-il?
–Le commandeur arrive avec des gens armés.
–Laisse-le entrer, lui seulement…
–Mais, seigneur…
–Obéis-moi…»
Mais déjà Don Gonzalo, bousculant violemment la porte, venait de pénétrer dans la salle.
«Où est-il ce traître?» criait-il, agitant son épée.
Don Juan s'avança:
«Me voici, dit-il, mais faites attendre, je vous prie, ces gens à la porte!»
Le commandeur, étonné de ce calme, fit signe à sa troupe de demeurer au dehors. Alors Don Juan s'avança et poliment mit un genou à terre devant Don Gonzalo.
«Me voici à tes pieds.
–Tu es donc vil jusque dans tes crimes, Don Juan?
–Retiens ta langue, vieillard, et écoute-moi un instant.
–Comment les paroles pourraient-elles effacer ce que la main a écrit sur ce papier? Aller surprendre, infâme, l'extrême candeur de celle qui ne pouvait soupçonner le poison contenu dans ces lignes! Verser traîtreusement dans son âme chaste le fiel qui déborde de ton âme sans foi ni vertu. Vouloir ainsi ternir l'éclatante pureté de mon blason comme s'il était une guenille dédaignée d'un marchand. Est-ce là, Tenorio, le courage dont tu te vantes? Est-ce là cette audace proverbiale que t'attribue le vulgaire craintif? Avec les vieillards et les jeunes filles tu en fais étalage, et pourquoi? vive Dieu! pour venir ensuite lécher leurs pieds et prouver ainsi que tu manques à la fois de courage et d'honneur.
–Commandeur!
–Misérable! Tu as volé ma fille Inès dans son couvent, et je viens, moi, prendre ta vie ou mon bien.
–Jamais mon front ne s'est incliné devant aucun homme; jamais je n'ai supplié ni père ni roi, et je reste à tes pieds dans la position où tu me vois. Juge, Gonzalo, de la puissance du motif qui m'y retient.
–Ce qui t'y retient, c'est la peur de ma justice.
–Par Dieu! Écoute-moi, commandeur, ou je ne saurai me contenir. Je redeviendrai ce que j'ai toujours été et ce qu'à cette heure je ne voudrais plus être.
–Vive Dieu!
–Commandeur, j'idolâtre Doña Inès. Je suis convaincu que le ciel me l'a réservée pour ramener mes pas dans le droit chemin. Ce n'est pas sa beauté que j'aime ni sa grâce que j'adore, mais, Don Gonzalo, j'adore la vertu personnifiée en Doña Inès. Ce que ni juges ni évêques n'ont obtenu de moi par les cachots et les sermons, sa candeur l'a obtenu. Son amour fait de moi un autre homme; il régénère mon être. Elle peut transformer en un ange celui qui était un démon. Comprends-tu enfin, Don Gonzalo, ce que t'offre l'audacieux Don Juan Tenorio, agenouillé devant toi? Je serai l'esclave de ta fille; je vivrai dans ta maison; tu gouverneras mes biens et me diras: Voilà ce qui doit être. Indique-moi le temps de ma réclusion. Je me soumets à toutes les épreuves que tu exigeras de mon audace et de ma fierté. Je les subirai dans la forme que tu me prescriras; et quand ta conscience jugera que j'ai su la mériter, je lui donnerai un bon mari, et elle me donnera le paradis.
–Assez, Don Juan. Je ne sais comment j'ai pu me contenir en entendant les honteuses preuves de ton infâme effronterie. Don Juan, tu es un lâche. Quand tu te sens pris, il n'y a pas de bassesses que tu ne tentes pour te tirer d'affaire.
–Don Gonzalo!
–J'ai honte de te voir ainsi à mes pieds. Ce que tu voulais gagner par la force, tu cherches à l'obtenir par la prière.
–Tout se règle ainsi du même coup.
–Jamais, jamais. Toi, son époux! Je te connais depuis trop longtemps. Je la tuerai avant. Allons! rends-la-moi de suite. Autrement ta vile posture ne m'empêchera pas de te traverser la poitrine.
–Réfléchis bien, Don Gonzalo; avec elle tu me feras perdre peut-être jusqu'à l'espoir de mon salut.
–Que m'importe ton salut!
–Commandeur, tu me perds!
–Ma fille? Où est ma fille?
–Remarque que j'ai tenté par tous les moyens de te donner satisfaction. Les armes à la ceinture j'ai toléré tes outrages; à genoux, je t'ai proposé la paix.»
Don Juan se releva. Don Gonzalo tenait son épée en avant.
«Ma fille! ma fille! te dis-je, lâche qui m'as frappé par derrière…
–Ah! ce supplice a trop duré, reprit Don Juan avec un rire qui sonna étrangement. L'enfer triomphe!»
Mais