Les Faux-monnayeurs / Фальшивомонетчики. Книга для чтения на французском языке. Андре ЖидЧитать онлайн книгу.
la confidence de ce départ que ses proches ignoreraient; mais il faut dire à la décharge de Bernard qu’aucun des siens n’était alors à la maison.
De plus Bernard n’aurait pu leur dire adieu sans qu’ils cherchassent à le retenir. Il redoutait les explications. A Antoine il pouvait dire simplement: “Je m’en vais.” Mais ce faisant il lui tendit la main d’une façon si solennelle que le vieux serviteur s’étonna.
– Monsieur Bernard ne rentre pas dîner?
– Ni pour coucher, Antoine. Et comme l’autre restait indécis ne sachant trop ce qu’il devait comprendre, ni s’il devait interroger davantage, Bernard répéta plus intentionnellement: “Je m’en vais”, puis il ajouta: – J’ai laissé une lettre sur le bureau de… Il ne put se résoudre à dire: de papa, il se reprit:… sur la table du bureau. Adieu.
En serrant la main d’Antoine, il était ému comme s’il prenait congé du même coup de son passé; il répéta bien vite adieu, puis partit, avant de laisser éclater le gros sanglot qui montait à sa gorge.
Antoine doutait si ce n’était point une grave responsabilité que de le laisser partir ainsi – mais comment eût-il pu le retenir?
Que ce départ de Bernard fût pour toute la famille un événement inattendu, monstrueux, Antoine le sentait de reste, mais son rôle de parfait serviteur était de ne paraître pas s’en étonner. Il n’avait pas à savoir ce que monsieur Profitendieu ne savait pas. Sans doute aurait-il pu lui dire simplement: “Monsieur sait-il que monsieur Bernard cet parti?”; mais il perdait ainsi tout avantage et cela n’était pas plaisant du tout s’il attendait son maître avec tant d’impatience, c’était pour lui glisser, sur un ton neutre, déférent, et comme un simple avis que l’eût chargé de transmettre Bernara, cette phrase qu’il avait longuement préparée:
– Avant de s’en aller, monsieur Bernard a laissé une lettre pour Monsieur dans le bureau.
Phrase si simple qu’elle risquait de demeurer inaperçue; il avait vainement cherché quelque chose de plus gros, sans rien trouver qui fût à la fois naturel. Mais comme il n’arrivait jamais à Bernard de s’absenter, monsieur Profitendieu, qu’Antoine observait du coin de l’oeil, ne put réprimer un sursaut:
– Comment? avant de…
Il se ressaisit aussitôt; il n’avait pas à laisser paraître son étonnement devant un subalterne; le sentiment de sa supériorité ne le quittait point. Il acheva d’un ton très calme, magistral vraiment:
– C’est bien.
Et tout en gagnant son cabinet:
– Où dis-tu qu’elle eét, cette lettre?
– Sur le bureau de Monsieur.
Profitendieu, sitôt entré dans la pièce, vit, en effet une enveloppe posée d’une manière bien apparente en face du fauteuil où il avait coutume de s’asseoir pour écrire; mais Antoine ne lâchait pas prise si vite, et monsieur Profitendieu n’avait pas lu deux lignes de la lettre, qu’il entendait frapper à la porte.
– J’oubliais de dire à Monsieur qu’il y a deux personnes qui attendent dans le petit salon.
– Quelles personnes?
– Je ne sais pas.
– Elles sont ensemble?
– Il ne paraît pas.
– Qu’eét-ce qu’elles me veulent?
– Je ne sais pas. Elles voudraient voir Monsieur. Profitendieu sentit que la patience lui échappait.
– J’ai déjà dit et répété que je ne voulais pas qu’on vienne me déranger ici – surtout à cette heure; j’ai mes jours et mes heures de réception au Palais… Pourquoi les as-tu introduites?
– Elles ont dit toutes deux qu’elles avaient quelque chose de pressé à dire à Monsieur.
– Elles sont ici depuis longtemps?
– Depuis bientôt une heure.
Profitendieu fit quelques pas dans la pièce et passa une main sur son front; de l’autre il tenait la lettre de Bernard. Antoine restait devant la porte, digne, impassible. Enfin il eut la joie de voir le juge perdre son calme et de l’entendre, pour la première fois de sa vie, frappant du pied, gronder:
– Qu’on me fiche la paix! Qu’on me fiche la paix! Disleur que je suis occupé. Qu’elles reviennent un autre jour.
Antoine n’était pas plus tôt sorti que Profitendieu courut à la porte:
– Antoine! Antoine!… Et puis, va fermer les robinets de la baignoire.
Il était bien question d’un bain! Il s’approcha de la fenêtre et lut:
“Monsieur,
“J’ai compris, à la suite de certaine découverte que j’ai faite par hasard cet après-midi, que je dois cesser de vous considérer comme mon père, et c’est pour moi un immense soulagement. En me sentant si peu d’amour pour vous, j’ai longtemps cru que j’étais un fils dénaturé; je préfère savoir que je ne suis pas votre fils du tout. Peut-être estimez-vous que je vous dois la reconnaissance pour avoir été traité par vous comme un de vos enfants; mais d’abord j’ai toujours senti entre eux et moi votre différence d’égards, et puis tout ce que vous en avez fait, je vous connais assez pour savoir que c’était par horreur du scandale, pour cacher une situation qui ne vous faisait pas beaucoup d’honneur – et enfin parce que vous ne pouviez faire autrement. Je préfère partir sans revoir ma mère, parce que je craindrais, en lui faisant mes adieux définitifs, de m’attendrir et aussi parce que devant moi, elle pourrait se sentir dans une fausse situation – ce qui me serait désagréable. Je doute que son affeâion pour moi soit bien vive; comme j’étais le plus souvent en pension, elle n’a guère eu le temps de me connaître, et comme ma vue lui rappelait sans cesse quelque chose de sa vie qu’elle aurait voulu effacer, je pense qu’elle me verra partir avec soulagement et plaisir. Dites-lui, si vous en avez le courage, que je ne lui en veux pas de m’avoir fait bâtard; qu’au contraire, je préfère ça à savoir que je suis né de vous. (Excusez-moi de parler ainsi; mon intention n’est pas de vous écrire des insultes; mais ce que j’en dis va vous permettre de me mépriser, et cela vous soulagera.)
“Si vous désirez que je garde le silence sur les secrètes raisons qui m’ont fait quitter votre foyer, je vous prie de ne point chercher à m’y faire revenir. La décision que je prends de vous quitter est irrévocable. Je ne sais ce qu’a pu vous coûter mon entretien jusqu’à ce jour; je pouvais accepter de vivre à vos dépens tant que j’étais dans l’ignorance, mais il va sans dire tue je préfère ne rien recevoir de vous à l’avenir. L’idée de vous devoir quoi que ce soit m’est intolérable, et je crois que, si c’était à recommencer, je préférerais mourir de faim plutôt que de m’asseoir à votre table. Heureusement il me semble me souvenir d’avoir entendu dire que ma mère, quand elle vous a épousé, était plus riche que vous. Je suis donc libre de penser que je n’ai vécu qu’à sa charge. Je la remercie, la tiens quitte de tout le reste, et lui demande de m’oublier. Vous trouverez bien un moyen d’expliquer mon départ auprès de ceux qui pourraient s’en étonner. Je vous permets de me charger (mais je sais bien que vous n’attendrez pas ma permission pour le faire).
“Je signe du ridicule nom qui est le vôtre, que je voudrais pouvoir vous rendre, et qu’il me tarde de déshonorer.
“P. S. Je laisse chez vous toutes mes affaires qui pourront servir à Caloub plus légitimement, je l’espère pour vous.”
Monsieur Profitendieu gagna, en chancelant, un fauteuil. Il eût voulu réfléchir, mais les idées tourbillonnaient confusément dans sa tête. De plus, il ressentait un petit pincement au côté droit, là, sous les côtes; il n’y couperait pas: c’était la crise de foie. Y avait-il seulement de l’eau de Vichy, à la maison? Si au moins son épouse était rentrée! Comment allait-il