Tu Sens Battre Mon Coeur ?. Andrea Calo'Читать онлайн книгу.
et tes peurs, alors ma peluche était mon amie, cadeau de l’ogre, qui m’avait défendue contre lui aussi longtemps qu’elle avait pu. Mon père, l’ogre, m’avait offert mon seul moyen de défense, pour que je puisse lutter contre lui. Il m’avait donné une amitié de tissu et de poils synthétiques, parce qu’il ne pourrait jamais rien m’apporter de plus. Ryan avait aussi été mon ami, ce garçon doux qui était parvenu à me procurer des frissons, même si leur sens était énigmatique.
Ils ont coupé un gâteau décoré de mon nom et d’un vœu pour l’avenir, écrits dans un filet de chocolat noir. Mais quel avenir ? Et surtout, l’avenir de qui ? Ils ont versé des boissons sans alcool dans des verres en plastique, faisant autant de bruit que des fous ivres et déchaînés au festival du poisson du village. Mon esprit retourna un instant aux nuits de larmes, quand mon père rentrait à la maison et défoulait sa colère sur le corps de ma mère, résigné et déjà prêt, dans son lit, à accepter encore une fois, pas la dernière, son destin. “ Heureux ceux qui sont persécutés car le royaume des cieux est à eux ! ” entendait-elle dans les sermons à l’église. Et elle souriait en entendant ces mots, elle acceptait sa vie comme elle l’était, rassurée par le fait que chaque coup de poing, gifle ou coup de pied, chaque violence reçue, la rapprocherait toujours plus de la porte de ce paradis si beau décrit par les hommes pour eux-mêmes. Les ogres n’entreraient jamais dans ce paradis. Quelqu’un m’a remarquée. Au milieu de ce vacarme, ils ont vu une larme furtive glisser de mes paupières incontinentes et descendre en suivant le profil de mon visage. Ils m’ont dit “C’est beau de te voir émue par la fête, tu es toujours si douce, tu nous manqueras tu sais ? ” Personne ne m’avait comprise, encore une fois. Ils ne me connaissaient pas du tout, nous ne partagions rien. Nous ne pouvions donc pas nous considérer comme des “amis”. Ce sentiment si important n’avait pour nous aucune signification. L’hôpital n’était plus que vacarme. Boucan et cris me faisaient penser que ces personnes étaient peut-être plutôt contentes de mon départ, de mon choix de me mettre hors de leur chemin, de mon propre gré. J’étais dérangeante pour eux tous, trop différente et donc anormale. Certains avaient formé un petit train, chantant des airs privés de sens et de musicalité, chacun les bras tendus et les mains posées sur les épaules de celui qui le précédait. Le “chef de train” avait un cône à l’envers de travers sur la tête. On aurait dit une glace tombée par terre. J’ai souri sans raison apparente. Sur le cône, une main experte avait joliment calligraphié les mots “Nous ne t’oublierons jamais Melanie ! ”, et je l’ai cru un moment. À la fin de la fête, quand les fous sont retournés s’enfermer dans leur cellule pour réduire le temps de guérison de leurs maladies, j’ai vu le cône en carton froissé et jeté dans une poubelle. J’ai pu voir mon nom dans les plis, souillé par une tache de beurre de cacahuètes. J’ai souri, pleuré, je ne sais plus très bien. J’ai jeté dessus les restes de la fête jusqu’à le recouvrir complètement, même mon nom, éliminant toute trace. J’ai admiré mon œuvre, soupiré de satisfaction, chiffonné la feuille avec les coordonnées que quelques-uns m’avaient laissées en me disant “On reste en contact surtout ! ”. Dans mon esprit, tout ça sonnait plus comme une menace que comme une sympathique invitation dictée par un réel intérêt pour moi. Je l’ai jetée avec les papiers au rebut parce que c’était sa place, ils se complétaient. Une fois la poubelle fermée, j’ai oublié. Oublier, comme ils feraient tous avec moi d’ici quelques heures. Nous nous verrions au paradis s’il existait vraiment, si l’enfer ne m’avait pas engloutie avant que le temps ne le fasse. Comme ça, juste pour s’amuser encore un peu avec moi. Je n’ai plus revu aucun d’eux, de toute ma vie, et je n’ai jamais su qui avait survécu à cette journée, à cette heure fugace d’euphorie de catalogue. À part une personne, Melanie. L’enfer n’avait pas voulu de moi, même le diable ne prenait plus de plaisir à se moquer de ma personne.
Ce soir-là, je suis rentrée tard à la maison. J’aurais voulu faire mes bagages et partir la nuit-même vers un nouvel endroit, sans décider, sans but précis. Beaucoup de jeunes le faisaient, c’était à la mode, presque une obligation pour ceux qui avaient réussi à mettre un peu d’argent de côté. J’aurais donc pu le faire aussi. Mais j’ai retardé mes bagages et le départ à un meilleur moment. J’ai posé le cadeau que les autres m’avaient donné avant de me saluer et me souhaiter “Bonne chance pour le futur”, phrase qui sentait un peu la résignation et portait en elle une note amère qui disait “À partir d’aujourd’hui, tu ne nous concernes plus ”. Ils m’avaient offert une montre. Ils avaient aussi offert une montre à ceux qui étaient partis avant moi, qui s’étaient mariés, qui avaient eu des enfants. Pourquoi offre-t-on toujours une montre ? C’est donc si important de constamment rappeler à une personne que son temps est destiné à passer, et qu’à la fin, elle arrivera à expiration comme une brique de lait abandonnée de tous au fond d’une étagère dans un petit supermarché de province ? Il n’y a qu’aux enterrements que l’on n’offre pas de montre au défunt, sans doute parce que le temps n’existe plus pour lui. Le temps n’est rien comparé à l’éternité qui le contient. J’ai ouvert le paquet, regardé la montre, déjà réglée à la bonne heure. Quelqu’un s’en était occupé, pour qu’elle soit prête à l’usage et que je ne perde pas de temps, justement. Perdre du temps pour régler le temps, quel curieux paradoxe ! J’ai posé la boîte refermée sur la tablette de la cheminée, où je la prendrais avant de partir. Peut-être.
5.
Cleveland était proche désormais. Cindy s’était endormie durant la dernière partie du trajet. Nous étions restées seules dans le wagon, je l’observais avec attention parce qu’elle ne pouvait pas me voir. Je l’enviais de la voir si heureuse, sûre d’elle, de sa vie. Une fille plus jeune que moi qui avait plus vécu que je n’avais pu le faire, qui avait fait des choix en étant consciente de tenir sa vie en main. “Sa” vie. Je me demandais pourquoi j’avais parlé avec elle, répondu à ses questions et m’en posant à mon tour sur elle. Je ne trouvais pas de réponse. Je ne me connaissais pas assez, évidemment. Je transpirais malgré les tourbillons d’air frais qui parcouraient le wagon et me pénétraient jusqu’aux os. Elle restait là, tranquille, béatement bercée par ses rêves. Puis le train a commencé à ralentir, accompagné du crissement agaçant des roues et des freins, qui anticipe l’arrivée dans la gare. Cindy a ouvert les yeux et étiré ses bras comme je faisais chaque matin depuis mon enfance dans les premières secondes qui suivaient mon réveil, quand les peurs de la nuit ne m’étaient pas encore revenues à l’esprit pour me rappeler à la réalité. Elle m’a souri.
« Je suis tombée comme une poire, désolée ! »
Je lui ai rendu son sourire. J’étais sincère et émerveillée de l’être en même temps.
« Tu t’es reposée un peu, ai-je confirmé. Elle a acquiescé.
— Qu’est-ce que tu as fait toi ?
— J’ai regardé dehors.
— Tout le temps ? J’ai dormi combien de temps ?
Je regardai ma montre.
— Presque deux heures.
— Quand même ! Pas mal ! »
Je ne comprenais pas à quoi elle faisait allusion. Qu’est-ce qui n’était pas “mal” ? Le fait d’avoir dormi quasi deux heures dans un amas de ferraille en mouvement au milieu de la campagne de l’Ohio ? Je l’ai regardée en fronçant les sourcils.
« Ta montre ! Pas mal !
— Ah, merci. C’est un cadeau.
— De ton homme ? »
J’ai baissé les yeux. Cette fille déterrait doucement tous les cadavres que j’avais difficilement, patiemment et dévotement recouverts de terre et oubliés. J’ai répondu à moitié.
« Je n’ai pas d’homme, je suis seule. C’est un cadeau de mes ex-collègues de l’hôpital, ils me l’ont donné le jour où j’ai quitté mon travail, durant la fête d’adieu. »
Elle m’a regardée,