UKAPISME - Une Gauche perdue. Christopher FordЧитать онлайн книгу.
« soviétophile » ayant rompu avec le POSDU et ses traditions17. Je considère qu'ils doivent être compris différemment, en tant qu'une recomposition de la tradition marxiste ukrainienne. Cette approche est plus complexe ; après tout nous il a été reconnu de longue date que des Russes, des Polonais et des Juifs portaient une tradition marxiste organisée sur le territoire ukrainien, tant dans l'empire russe que dans la Galicie et la Bukovine austro-hongroises. Selon John-Paul Himka :
La tradition marxiste ukrainienne est une branche spécifique de cette grande tradition que Perry Anderson a appelé le «marxisme classique » (par opposition avec le marxisme occidental). Trois traits le caractérisent selon Anderson. Premièrement, une aire géographique : l'Europe centrale et orientale. La langue de ses grands texte est l'allemand, le russe, et dans une moindre mesure le polonais. Deuxièmement une période particulière : de la fin du XIX° siècle aux années 1930. Ses représentants ont pour la plupart été assassinés en silence par Staline ou par Hitler. Troisièmement, ses thématiques dominantes sont historiques, politiques et économiques, contrastant avec l'inflexion philosophique du marxisme occidental18.
Le marxisme ukrainien peut être considéré comme la tradition marxiste ukrainienne dans un tel sens large, mais aussi dans un sens plus délimité, comme le courant de langue ukrainienne ayant existé dans toute cette période, depuis l'Association Internationale des Travailleurs jusqu'à la révolution ukrainienne de 1917-1921. Ce courant s'est organisé consciemment dans des organisations distinctes, social-démocrates ou communistes ukrainiennes ; son impact lors de la révolution est allé jusqu'à influencer une couche plus large de révolutionnaires, notamment des bolcheviks se définissant eux-mêmes comme Ukrainiens ; le coeur de cette tradition marxiste ukrainienne provient d'un noyau originel19. Roman Rosdolsky (1898-1967), probablement le marxiste ukrainien le plus connu, considère que :
L'ensemble du marxisme ukrainien (un concept assez large) émerge d'une façon ou d'une autre du drahomanisme, c'est-à-dire du populisme (avec sa « couleur locale » ukrainienne). Aussi, pour la plupart d'entre nous le passage au marxisme fut associé à un bataille (haute en couleur et de longue haleine) contre les traditions drahomanovistes20.
Nous pouvons compléter les remarques de Rosdolsky en précisant que le marxisme ukrainien naît du populisme russe, et que bien de ses traits présentés comme des persistances populistes, étaient en fait plus proches des idées originales de Marx que ne le fut le marxisme postérieur à Marx21. Les points clefs de ces idées fondant la tradition marxiste ukrainienne sont :
-l'idéal d'émancipation comme libération universelle -sociale, nationale, politique, morale, culturelle, libération des masses ouvriers et paysannes.
-les principes de l'auto-émancipation exprimés à la fois dans les termes du « principe national » d'auto-organisation des travailleurs ukrainiens, et d'une perspective de classe ouvrière indépendante, distincte et séparée des autres partis.
-le thème de l'autogestion ouvrière et paysanne dans le cadre de la commune et d'une économie coopérative, lié au thème de l'auto-gouvernement de l'Ukraine.22
-l'idée se laquelle la prédominance rurale ne diminue ni le potentiel révolutionnaire de la paysannerie ni sa contribution au projet socialiste de concert avec la classe ouvrière développée.
-les principes internationalistes, avec le lien avec l'internationalisme socialiste, l'opposition à l'impérialisme, et le positionnement de la révolution ukrainienne dans ce cadre international23.
Ces idées ne formaient pas nécessairement un cadre articulé consciemment et solidement ; il y eut de nombreuses ruptures et des efforts variés pour les raffermir. Mais de telles positions sur la question nationale, sur les forces subjectives de la révolution et sur la nature de l'ordre post-révolutionnaire entrainaient une démarcation d'avec le marxisme russe24. Le Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe (POSDR) exigeait la subordination de tous les marxistes à un seul parti -lui-même. Et parallèlement leurs dirigeants soutenaient que l'assimilation des travailleurs à la nation russe était historiquement progressiste et refusaient de s'en prendre à l'intégrité de l'empire25. A l'encontre de la conception des marxistes ukrainiens faisant de la résolution de la question nationale une tache immédiate, le programme minimum de la social-démocratie expliquait que l'avènement de la société communiste susciterait un printemps des nations et des cultures nationales. Ils furent influencé par les conceptions austro-marsistes et Otto Bauer sur la question nationale et sur les questions d'organisation26. Le parti frère du POSDU en Galicie, le Parti Ukrainien Social-Démocrate, était une composante de la social-démocratie fédérale d'Autriche.27
La question du poids respectif des sphères sociale et nationale fut une source récurrente de tensions28. Inversement, la théorie de la libération dans une nation dominée agissait comme un stimulant pour l'ensemble des aspects émancipateurs du marxisme ukrainien. Il s'enrichit en étant ouvert à d'autres courants, avec des écarts significatifs, rarement reconnues, par rapport au marxisme officiel de la seconde Internationale. Alors que le populisme était rejeté comme tentative de retour en arrière, les marxistes ukrainiens mettait en garde contre une vision conditionnée « par le prisme déformant du marxisme russe »29 Ils se livraient à des études comparatives avec les socialistes confrontés à des situations [agraires ou nationales , ndt] similaires aux leurs, comme en Irlande, Italie, Hongrie, France30. Le PSDU critiquait les marxistes russes pour avoir « limité excluvivement leurs connexions idéologiques au mouvement ouvrier allemand »31 Le théoricien et organisateur influent du POSDU Lev Yurkevych présentait le parti dans ces termes :
Le second congrès constitutif du Parti Révolutionnaire Ukrainien se tint en 1905 et adopta la partie maxima du programme d'Erfurt de la social-démocratie allemande. Il revendiquait une autonomie démocratique maxima pour les territoires situés dans les limites ethnographiques de l'Ukraine, avec des garanties légales pour le libre développement des minorités nationales vivant sur ce territoire. Ses principes organisationnels étaient basés sur le modèle de la social-démocratie autrichienne. Au plan tactique, le Parti Révolutionnaire Ukrainien prit les mêmes positions que l'aile la plus à gauche de la social-démocratie russe (bolcheviks), et au lieu de se désigner comme Parti Révolutionnaire Ukrainien, ik prit le nom de Parti Ouvrier Social-Démocrate Ukrainien sous lequel il est désigné aujourd'hui et sous lequel le désignent les auteurs du présent texte.32
Le marxisme ukrainien relève de ce que Hal Draper décrit comme une branche égalitariste du « socialisme par en bas » en contradiction avec l'élitiste « socialisme par en haut »33. Il est présenté par Yurkevych comme « reliant la question de la libération nationale avec tous les problèmes de l'émancipation du prolétariat », apparaissant en conclusion comme « le seul pouvoir révolutionnaire et démocratique »34.