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Les enfants du Platzspitz. Franziska K. MüllerЧитать онлайн книгу.

Les enfants du Platzspitz - Franziska K. Müller


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déjà le précieux cadeau à mes pieds. Moins de cinq minutes après notre arrivée, on entendit une portière de voiture claquer dans la rue. Ma mère avait un sixième sens pour gâcher mon plaisir dès qu’il m’arrivait quelque chose de bien. Même avec l’expérience, les raisons de sa conduite imprévisible sont restées indéchiffrables, elles avaient cessé toute logique depuis longtemps. À son allure très rigide et arrogante, les jambes raides et le dur impact de ses pas, j’ai eu immédiatement un mauvais pressentiment. Consciente de cet avertissement, je me cachais aussitôt : chez moi, sous mon lit surélevé et chez ma grand-mère, derrière des meubles. Ma mère ne m’a jamais touchée en présence d’autrui. Je cachais mes bleus ou les marques de coup sous des vêtements appropriés, et par crainte de nouvelles punitions, je ne parlais à personne de ces châtiments corporels qui avaient lieu en l’absence de papa.

      Ma mère venait d’ouvrir la porte d’entrée en criant mon nom, et m’a tirée de derrière la commode. Bien que préparée, j’ai été surprise par l’intensité de la colère que son regard sur mes pieds avait provoquée. Les insultes se sont transformées en folie furieuse, et elle hurla sur sa belle-mère que ce n’était pas à elle de décider le genre de chaussures que je devais porter. La véritable raison de cet excès était claire pour moi : ma mère comptait sur les cent francs pour un autre achat que de nouvelles sandales pour moi. Comme grand-mère avait refusé de lui donner cet argent en espèces, ma mère, dans les heures qui ont suivi, a été rattrapée par le « singe ». C’est ainsi qu’on appelle cet état de tremblement et de transpiration lorsque le corps est en état de manque. Un junkie le craint plus que tout, car se procurer de la drogue devient presque impossible dans ces conditions extrêmes. La dispute a dégénéré en présence de mon père, et j’ai réalisé pour la première fois que l’état de folie de ma mère était un danger non seulement pour elle-même mais aussi pour nous. Finalement, il a fallu alerter la police. Mais au lieu d’essayer de calmer la femme manifestement droguée, qui avait déjà menacé de m’emmener avec elle à Zurich dans la rue, la police en a décidé autrement. Comme je le sais aujourd’hui, elle a prononcé une interdiction définitive de contact sans autorisation à la seule personne qui me donnait réconfort et sécurité en l’absence de papa : grand-mère.

      Je passais bientôt la plupart de mes journées seule. L’idée de papa de m’emmener avec lui sur le chantier et de m’installer dans les quartiers des ouvriers n’était pas une bonne solution. Certaines questions – telles que : où est votre femme ? – exigeaient des réponses qu’il ne pouvait pas donner. Après des semaines d’absence elle est revenue dans un état pitoyable, pour moi ce n’était plus ma mère. Néanmoins, j’ai continué à l’aimer et – avec le recul – je suis tombée dans une forte relation de dépendance, impuissante et longtemps incapable de la contredire, à la merci de ses manipulations, menaces et négligences. Pendant des années, j’ai cru que j’étais la principale responsable d’un malheur dont j’ignorais la cause réelle, et que je commettrais une trahison en criant mon chagrin : le prix de mon bien-être était la mort de celle qui m’avait donné naissance.

      Les évènements catastrophiques du Platzspitz faisaient régulièrement la une des journaux suisses. Lorsque les médias étrangers ont pris le relais en révélant l’existence de la scène ouverte de la drogue et des milliers de misérables gravement dépendants, le « Needle Park » – comme on l’appelait à l’époque – a suscité l’horreur dans le monde entier. Ma mère trouvait dans cet enfer ce dont elle avait besoin pour vivre : toutes les drogues étaient disponibles 24 heures sur 24 et pouvaient être consommées directement sur place. Un camp politique bourgeois s’était violemment opposé à la distribution de seringues stériles. Un tel acte était considéré comme la reconnaissance officielle d’un problème dans lequel on était submergé et qu’on essayait de régler par la répression. Avec de terribles conséquences pour ceux qui passaient depuis longtemps à travers toutes les grilles sociales. Les pointes émoussées des aiguilles hypodermiques, utilisées des centaines de fois sur le bras et le creux du genou, étaient poncées sur du papier de verre, puis réutilisées par des dizaines de personnes. La transmission des maladies mortelles, tout comme les nombreux toxicomanes qui sont morts de cette pratique, a été décrite plus tard comme un dommage collatéral d’une politique impuissante et malavisée face à la drogue.

      Les statistiques de l’époque reflètent également des conditions inquiétantes et désastreuses de la scène ouverte de la drogue : jusqu’à trois mille fois par an, les ambulanciers paramédicaux effectuaient des tentatives de réanimation, souvent en vain. Les overdoses, les arrêts respiratoires et autres symptômes concomitants à la consommation ont fait des drogues illégales la première cause de décès en Suisse chez les hommes entre 35 et 45 ans. L’évacuation forcée du Platzspitz eut lieu en 1992. L’expulsion des toxicomanes les plus atteints s’est faite sans aucune assistance sociale. Temporairement, une nouvelle scène clandestine s’est formée dans les cours et les maisons du quartier de la Langstrasse à Zurich, puis elle s’est formée dans la gare désaffectée du Letten, dans des conditions aussi désolantes qu’auparavant au Platzspitz.

      En plus de la méthadone, ma mère a commencé à consommer de l’héroïne ou de la cocaïne tous les jours, souvent les deux à la fois, et bien que les prix aient baissé, cela représentait une dépense mensuelle d’environ six mille francs. Le déclin de sa beauté a progressé et a consumé mon cœur pour toujours : les beaux contours de son visage avaient disparu. Le regard brillant et curieux tant aimé autrefois, puis agressif et nerveux, était devenu absent. En un seul mot, je qualifierais son état de « vide ». Libérée de toute pensée et de tout sentiment, engagée dans un seul besoin : l’héroïne. J’avais perdu ma mère, ne reconnaissant plus en elle la personne à qui, à l’âge de deux ans, j’avais donné une petite fleur que j’avais cueillie moi-même en signe de mon amour éternel. Mais l’autodestruction, le manque de respect pour sa propre vie, n’avait pas encore atteint son paroxysme. A posteriori, ces premières années étaient un prélude presque inoffensif à tout ce qui allait suivre.

      Ma mère disparaissait de plus en plus souvent. À pied ou en autostop, elle sortait par tous les temps, même la nuit. Lorsque mes parents se livraient à des batailles acharnées, j’entendais souvent le terme « Letten ». Je n’en connaissais pas la signification, mais je me doutais que l’absence de ma mère – et son retour – devait être liée à ce mot magique. Mon père allait la chercher. Nuit après nuit. Il rentrait au petit matin, puis partait travailler durant dix heures sur le chantier, essayant de s’occuper de moi le soir, pour à nouveau quitter la maison comme un pantin téléguidé : direction Zurich. Vers Letten. La scène ouverte de la drogue et les conditions inimaginables qui y régnaient, faisaient désormais partie de sa vie. Il se confrontait au plus près à ce qu’il détestait et craignait le plus, n’importe laquelle de ses créatures pouvait être sa femme. Le rapprochement forcé avec les détails d’un enfer, inégalé dans sa dépravation et sa cruauté, avait changé sa nature à jamais. Ses actions restaient souvent infructueuses. En retour, la personne disparue commençait à diriger toute sa haine vers celui qui, désespérément, n’acceptait pas ses actions ni sa frénésie, s’opposant de toutes ses forces à sa destruction. Il la contrôlait, l’espionnait, exigeant l’impossible – l’abstinence.

      L’affrontement de mes parents était désormais précédé de rapports de force inhumains. Ma mère tirait l’énergie nécessaire de la drogue et de son avidité folle pour la prochaine injection. Pendant cette terrible période, mon père a commencé à mettre en danger sa propre santé mentale et physique : pour me sauver, mais aussi parce qu’il ne pouvait pas admettre la défaite, il est devenu esclave de sa souffrance. Sous l’effet de la drogue, ma mère développait des forces incroyables, et les coups pleuvaient de plus en plus souvent. Cachée sous le lit surélevé, je me couvrais les oreilles, mais les cris de mes parents résonnaient en moi pendant des jours, comme si mon âme était la caisse de résonance d’un instrument.

      Plus d’une fois, les violentes bagarres ont dégénéré : un soir, alertée par les appels au secours désespérés de mon père, j’ai couru dans la chambre de mes parents et, à sa demande, j’ai appelé la police.


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