Germinal. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
d'où soufflait un continuel courant d'air. Les berlines de houille arrivaient directement de la recette, étaient versées ensuite par des culbuteurs sur les trémies, de longues glissières de tôle; et, à droite et à gauche de ces dernières, les cribleuses, montées sur des gradins, armées de la pelle et du râteau, ramassaient les pierres, poussaient le charbon propre, qui tombait ensuite par des entonnoirs dans les wagons de la voie ferrée, établie sous le hangar.
Philomène Levaque se trouvait là, mince et pâle, d'une figure moutonnière de fille crachant le sang. La tête protégée d'un lambeau de laine bleue, les mains et les bras noirs jusqu'aux coudes, elle triait au-dessous d'une vieille sorcière, la mère de la Pierronne, la Brûlé ainsi qu'on la nommait, terrible avec ses yeux de chat-huant et sa bouche serrée comme la bourse d'un avare. Elles s'empoignaient toutes les deux, la jeune accusant la vieille de lui ratisser ses pierres, à ce point qu'elle n'en faisait pas un panier en dix minutes. On les payait au panier, c'étaient des querelles sans cesse renaissantes. Les chignons volaient, les mains restaient marquées en noir sur les faces rouges.
—Fous-lui donc un renfoncement! cria d'en haut Zacharie à sa
maîtresse.
Toutes les cribleuses éclatèrent. Mais la Brûlé se jeta hargneusement sur le jeune homme.
—Dis donc, saleté! tu ferais mieux de reconnaître les deux gosses dont tu l'as emplie!… S'il est permis, une bringue de dix-huit ans, qui ne tient pas debout!
Maheu dut empêcher son fils de descendre, pour voir un peu, disait-il, la couleur de sa peau, à cette carcasse. Un surveillant accourait, les râteaux se remirent à fouiller le charbon. On n'apercevait plus, du haut en bas des trémies, que les dos ronds des femmes, acharnées à se disputer les pierres.
Dehors, le vent s'était brusquement calmé, un froid humide tombait du ciel gris. Les charbonniers gonflèrent les épaules, croisèrent les bras et partirent, débandés, avec un roulis des reins qui faisait saillir leurs gros os, sous la toile mince des vêtements. Au grand jour, ils passaient comme une bande de nègres culbutés dans de la vase. Quelques-uns n'avaient pas fini leur briquet; et ce reste de pain, rapporté entre la chemise et la veste, les rendait bossus.
—Tiens! voilà Bouteloup, dit Zacharie en ricanant.
Levaque, sans s'arrêter, échangea deux phrases avec son logeur, gros garçon brun de trente-cinq ans, l'air placide et honnête.
—Ça y est, la soupe, Louis?
—Je crois.
—Alors, la femme est gentille, aujourd'hui?
—Oui, gentille, je crois.
D'autres mineurs de la coupe à terre arrivaient, des bandes nouvelles qui, une à une, s'engouffraient dans la fosse. C'était la descente de trois heures, encore des hommes que le puits mangeait, et dont les équipes allaient remplacer les marchandages des haveurs, au fond des voies. Jamais la mine ne chômait, il y avait nuit et jour des insectes humains fouissant la roche, à six cents mètres sous les champs de betteraves.
Cependant, les gamins marchaient les premiers. Jeanlin confiait à Bébert un plan compliqué, pour avoir à crédit quatre sous de tabac; tandis que Lydie, respectueusement, venait à distance. Catherine suivait avec Zacharie et Étienne. Aucun ne parlait. Et ce fut seulement devant le cabaret de l'Avantage, que Maheu et Levaque les rejoignirent.
—Nous y sommes, dit le premier à Étienne. Voulez-vous entrer?
On se sépara. Catherine était restée un instant immobile, regardant une dernière fois le jeune homme de ses grands yeux, d'une limpidité verdâtre d'eau de source, et dont le visage noir creusait encore le cristal. Elle sourit, elle disparut avec les autres, sur le chemin montant qui conduisait au coron.
Le cabaret se trouvait entre le village et la fosse, au croisement des deux routes. C'était une maison de briques à deux étages, blanchie du haut en bas à la chaux, égayée autour des fenêtres d'une large bordure bleu ciel. Sur une enseigne carrée, clouée au-dessus de la porte, on lisait en lettres jaunes: A l'Avantage, débit tenu par Rasseneur. Derrière, s'allongeait un jeu de quilles, clos d'une haie vive. Et la Compagnie, qui avait tout fait pour acheter ce lopin, enclavé dans ses vastes terres, était désolée de ce cabaret, poussé en plein champ, ouvert à la sortie même du Voreux.
—Entrez, répéta Maheu à Étienne.
La salle, petite, avait une nudité claire, avec ses murs blancs, ses trois tables et sa douzaine de chaises, son comptoir de sapin, grand comme un buffet de cuisine. Une dizaine de chopes au plus étaient là, trois bouteilles de liqueur, une carafe, une petite caisse de zinc à robinet d'étain, pour la bière; et rien autre, pas une image, pas une tablette, pas un jeu. Dans la cheminée de fonte, vernie et luisante, brûlait doucement une pâtée de houille. Sur les dalles, une fine couche de sable blanc buvait l'humidité continuelle de ce pays trempé d'eau.
—Une chope, commanda Maheu à une grosse fille blonde, la fille d'une voisine qui parfois gardait la salle. Rasseneur est là?
La fille tourna le robinet, en répondant que le patron allait revenir. Lentement, d'un seul trait, le mineur vida la moitié de la chope, pour balayer les poussières qui lui obstruaient la gorge. Il n'offrit rien à son compagnon. Un seul consommateur, un autre mineur mouillé et barbouillé, était assis devant une table et buvait sa bière en silence, d'un air de profonde méditation. Un troisième entra, fut servi sur un geste, paya et s'en alla, sans avoir dit un mot.
Mais un gros homme de trente-huit ans, rasé, la figure ronde, parut avec un sourire débonnaire. C'était Rasseneur, un ancien haveur que la Compagnie avait congédié depuis trois ans, à la suite d'une grève. Très bon ouvrier, il parlait bien, se mettait à la tête de toutes les réclamations, avait fini par être le chef des mécontents. Sa femme tenait déjà un débit, ainsi que beaucoup de femmes de mineurs; et, quand il fut jeté sur le pavé, il resta cabaretier lui-même, trouva de l'argent, planta son cabaret en face du Voreux, comme une provocation à la Compagnie. Maintenant, sa maison prospérait, il devenait un centre, il s'enrichissait des colères qu'il avait peu à peu soufflées au coeur de ses anciens camarades.
—C'est ce garçon que j'ai embauché ce matin, expliqua Maheu tout de suite. As-tu une de tes deux chambres libre, et veux-tu lui faire crédit d'une quinzaine?
La face large de Rasseneur exprima subitement une grande défiance. Il examina d'un coup d'oeil Étienne et répondit, sans se donner la peine de témoigner un regret:
—Mes deux chambres sont prises. Pas possible.
Le jeune homme s'attendait à ce refus; et il en souffrit pourtant, il s'étonna du brusque ennui qu'il éprouvait à s'éloigner. N'importe, il s'en irait, quand il aurait ses trente sous. Le mineur qui buvait à une table était parti. D'autres, un à un, entraient toujours se décrasser la gorge, puis se remettaient en marche du même pas déhanché. C'était un simple lavage, sans joie ni passion, le muet contentement d'un besoin.
—Alors, il n'y a rien? demanda d'un ton particulier Rasseneur à
Maheu, qui achevait sa bière à petits coups.
Celui-ci tourna la tête et vit qu'Étienne seul était là.
—Il y a qu'on s'est chamaillé encore… Oui, pour le boisage.
Il conta l'affaire. La face du cabaretier avait rougi, une émotion sanguine la gonflait, lui sortait en flammes de la peau et des yeux. Enfin, il éclata.
—Ah bien! s'ils s'avisent de baisser les prix, ils sont fichus.
Étienne le gênait. Cependant, il continua, en lui lançant des regards obliques. Et il avait des réticences, des sous-entendus, il parlait du directeur, M. Hennebeau, de sa femme, de son neveu le petit Négrel, sans les nommer, répétant que ça ne pouvait pas continuer ainsi, que ça devait casser un de ces quatre matins. La misère était trop grande, il cita les usines qui fermaient, les ouvriers qui s'en allaient. Depuis un mois, il donnait plus de six livres