Contes Français. Divers AuteursЧитать онлайн книгу.
[15] Le lendemain, on me l'apporta, trouvé dans le cimetière,
sur la tombe de sir John Rowell, enterré là; car on
n'avait pu découvrir sa famille. L'index manquait.
Voilà, mesdames, mon histoire.. Je ne sais rien de plus.
Les femmes, éperdues, étaient pâles, frissonnantes.
[20] Une d'elles s'écria:
--Mais ce n'est pas un dénouement cela, ni une explication!
Nous n'allons pas dormir si vous ne nous dites
pas ce qui s'était passé, selon vous.
Le magistrat sourit avec sévérité:
[25]--Oh! moi, mesdames, je vais gâter, certes, vos rêves
terribles. Je pense tout simplement que le légitime propriétaire
de la main n'était pas mort, qu'il est venu la
chercher avec celle qui lui restait. Mais je n'ai pu savoir
comment il a fait, par exemple. C'est là une sorte de
[30] vendetta.
Une des femmes murmura:
--Non, ça ne doit pas être ainsi.
Et le juge d'instruction, souriant toujours, conclut:
--Je vous avais bien dit que mon explication ne vous
[5] irait pas.
UNE VENDETTA
La veuve de Paolo Saverini habitait seule avec son fils
une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio.
La ville, bâtie sur une avancée de la montagne, suspendue
même par places au-dessus de la mer, regarde, par-dessus
[5] le détroit hérissé d'écueils, la côte plus basse de la
Sardaigne. A ses pieds, de l'autre côté, la contournant presque
entièrement, une coupure de la falaise, qui ressemble à un
gigantesque corridor, lui sert de port, amène jusqu'aux
premières maisons, après un long circuit entre deux
[10] murailles abruptes, les petits bateaux pêcheurs italiens ou
sardes, et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui
fait le service d'Ajaccio.
Sur la montagne blanche, le tas de maisons pose une
tache plus blanche encore. Elles ont l'air de nids d'oiseaux
[15] sauvages, accrochées ainsi sur ce roc, dominant sur ce
passage terrible où ne s'aventurent guère les navires. Le
vent, sans repos, fatigue la côte nue, rongée par lui, à
peine vêtue d'herbe; il s'engouffre dans le détroit, dont il
ravage les deux bords. Les traînées d'écume pâle,
[20] accrochées aux pointes noires des innombrables rocs qui
percent partout les vagues, ont l'air de lambeaux de toiles
flottant et palpitant à la surface de l'eau.
La maison de la veuve Saverini, soudée au bord même
de la falaise, ouvrait ses trois fenêtres sur cet horizon sauvage
[25] et désolé.
Elle vivait là, seule, avec son fils Antoine et leur chienne
«Sémillante,» grande bête maigre, aux poils longs et rudes,
de la race des gardeurs de troupeaux. Elle servait au
jeune homme pour chasser.
Un soir, après une dispute, Antoine Saverini fut tué
traîtreusement, d'un coup de couteau, par Nicolas
[5] Ravolati, qui, la nuit même, gagna la Sardaigne.
Quand la vieille mère reçut le corps de son enfant, que
des passants lui rapportèrent, elle ne pleura pas, mais elle
demeura longtemps immobile à le regarder; puis, étendant
sa main ridée sur le cadavre, elle lui promit la vendetta.
[10] Elle ne voulut point qu'on restât avec elle, et elle
s'enferma auprès du corps avec la chienne, qui hurlait. Elle
hurlait, cette bête, d'une façon continue, debout au pied
du lit, la tête tendue vers son maître, et la queue serrée
entre les pattes. Elle ne bougeait pas plus que la mère,
[15] qui penchée maintenant sur le corps, l'oeil fixe, pleurait de
grosses larmes muettes en le contemplant.
Le jeune homme, sur le dos, vêtu de sa veste de gros
drap, trouée et déchirée à la poitrine, semblait dormir;
mais il avait du sang partout: sur la chemise arrachée
[20] pour les premiers soins; sur son gilet, sur sa culotte, sur
la face, sur les mains. Des caillots de sang s'étaient figés
dans la barbe et dans les cheveux.
La vieille mère se mit à lui parler. Au bruit de cette
voix, la chienne se tut.
[25]--Va, va, tu seras vengé, mon petit, mon garçon, mon
pauvre enfant. Dors, dors, tu seras vengé, entends-tu?
C'est la mère qui le promet! Et elle tient toujours sa
parole, la mère, tu le sais bien.
Et lentement elle se pencha vers lui, collant ses lèvres
[30] froides sur les lèvres mortes.
Alors, Sémillante se remit à gémir. Elle poussait une
longue plainte monotone, déchirante, horrible.
Elles restèrent là, toutes les deux, la femme et la bête,
jusqu'au matin.
Antoine Saverini fut enterré le lendemain, et bientôt on
ne parla plus de lui dans Bonifacio.
[5] Il n'avait laissé ni frère, ni proches cousins. Aucun
homme n'était là pour poursuivre la vendetta. Seule, la
mère y pensait, la vieille:
De l'autre côté du détroit, elle voyait du matin au soir
un point blanc sur la côte. C'est un petit village sarde,
[10] Longosardo, où se réfugient les bandits corses traqués de
trop près. Ils peuplent presque seuls ce hameau, en face
des côtes de leur patrie, et ils attendent là le moment de
revenir, de retourner au maquis. C'est dans ce village,
elle le savait, que s'était réfugié Nicolas Ravolati.
[15] Toute seule, tout le long du jour, assise à sa fenêtre, elle
regardait là-bas en songeant à la vengeance. Comment
ferait-elle sans personne, infirme, si près de la mort?