Contes Français. Divers AuteursЧитать онлайн книгу.
Ces paysans, voyant un
Prussien perdu, un Prussien sans défense, le tueraient
comme un chien errant! Ils le massacreraient avec leurs
fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs pelles! Ils en
feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des
[20] vaincus exaspérés.
S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs,
des enragés sans loi ni discipline, le fusilleraient pour
s'amuser, pour passer une heure, histoire de rire en voyant
sa tête. Et il se croyait déjà appuyé contre un mur en
[25] face de douze canons de fusils, dont les petits trous ronds
et noirs semblaient le regarder.
S'il rencontrait l'armée française elle-même? Les
hommes d'avant-garde le prendraient pour un éclaireur,
pour quelque hardi et malin troupier parti seul en reconnaissance,
[30] et ils lui tireraient dessus. Et il entendait déjà
les détonations irrégulières des soldats couchés dans les
broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ,
affaissait, troué comme une écumoire par les balles qu'il
sentait entrer dans sa chair.
Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans
issue.
[5] La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire.
Il ne bougeait plus. Tressaillant à tous les bruits inconnus
et légers qui passent dans les ténèbres. Un lapin, tapant
du cul au bord d'un terrier, faillit faire s'enfuir Walter
Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient l'âme, le
[10] traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des
blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de
voir dans l'ombre; et il s'imaginait à tout moment entendre
marcher près de lui.
Après d'interminables heures et des angoisses de damné,
[15] il aperçut, à travers son plafond de branchages, le ciel qui
devenait clair. Alors, un soulagement immense le pénétra;
ses membres se détendirent, reposés soudain; son coeur
s'apaisa; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit.
Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près
[20] au milieu du ciel; il devait être midi. Aucun bruit ne
troublait la paix morne des champs; et Walter Schnaffs
s'aperçut qu'il était atteint d'une faim aiguë.
Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson
des soldats; et son estomac lui faisait mal.
[25] Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient
faibles, et se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois
heures encore, il établit le pour et le contre, changeant
à tout moment de résolution, combattu, malheureux,
tiraillé par les raisons les plus contraires.
[30] Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de
guetter le passage d'un villageois seul, sans armes, et sans
outils de travail dangereux, de courir au-devant de lui et
de se remettre en ses mains en lui faisant bien comprendre
qu'il se rendait.
Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir,
et il sortit sa tête au bord de son trou, avec des précautions
[5] infinies.
Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là-bas,
à droite, un petit village envoyait au ciel la fumée de
ses toits, la fumée de ses cuisines! Là-bas, à gauche; il
apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un grand
[10] château flanqué de tourelles.
Il attendit jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne
voyant rien que des vols de corbeaux, n'entendant rien
que les plaintes sourdes de ses entrailles.
Et la nuit encore tomba sur lui.
[15] Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un
sommeil fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil
d'homme affamé.
L'aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en
observation. Mais la campagne restait vide comme la
[20] veille; et une peur nouvelle entrait dans l'esprit de Walter
Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il se voyait étendu
au fond de son trou, sur le dos, les deux yeux fermés. Puis
des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient
de son cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant
[25] partout à la fois, se glissant sous ses vêtements pour
mordre sa peau froide. Et un grand corbeau lui piquait
les yeux de son bec effilé.
Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir
de faiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il
[30] s'apprêtait à s'élancer vers le village, résolu à tout oser, à
tout braver, quand il aperçut trois paysans qui s'en allaient
aux champs avec leurs fourches sur l'épaule, et il se replongea
dans sa cachette.
Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement
du fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le coeur
battant, vers le château lointain, préférant entrer
là-dedans plutôt qu'au village qui lui semblait redoutable
[5] comme une tanière pleine de tigres.
Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même
ouverte; et une forte odeur de viande cuite s'en échappait,
une odeur qui pénétra brusquement dans le nez et jusqu'au
fond du ventre de Walter Schnaffs, qui le crispa, le fit
[10] haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant au coeur une
audace désespérée.
Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans
le cadre de la fenêtre.
Huit domestiques dînaient autour d'une grande table.
[15] Mais soudain une bonne demeura béante, laissant tomber
son verre,