Contes Français. Divers AuteursЧитать онлайн книгу.
Ils s'étaient
[5] présentés aux portes de la ville, harassés, déguenillés,
affamés et saouls. On me les donna.
Je reconnus bientôt qu'ils étaient rebelles à toute discipline,
toujours dehors et toujours gris. J'essayai de la
salle de police, même de la prison, rien n'y fit. Mes
[10] hommes disparaissaient des jours entiers, comme s'ils se
fussent enfoncés sous terre, puis reparaissaient ivres à
tomber. Ils n'avaient pas d'argent. Où buvaient-ils?
Et comment, et avec quoi?
Cela commençait à m'intriguer vivement, d'autant plus
[15] que ces sauvages m'intéressaient avec leur rire éternel et
leur caractère de grands enfants espiègles.
Je m'aperçus alors qu'ils obéissaient aveuglément au
plus grand d'eux tous, celui que vous venez de voir. Il
les gouvernait à son gré, préparait leurs mystérieuses
[20] entreprises en chef tout-puissant et incontesté. Je le fis
venir chez moi et je l'interrogeai. Notre conversation dura
bien trois heures, tant j'avais de peine à pénétrer son surprenant
charabia. Quant à lui, le pauvre diable, il faisait
des efforts inouïs pour être compris, inventait des mots,
[25] gesticulait, suait de peine, s'essuyait le front, soufflait,
s'arrêtait et repartait brusquement, quand il croyait avoir
trouvé un nouveau moyen de s'expliquer.
Je devinai enfin qu'il était fils d'un grand chef, d'une
sorte de roi nègre des environs de Tombouctou. Je lui
[30] demandai son nom. Il répondit quelque chose comme
Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus
simple de lui donner le nom de son pays: «Tombouctou.»
Et, huit jours plus tard, toute la garnison ne le nommait
plus autrement.
Mais une envie folle nous tenait de savoir où cet ex-prince
africain trouvait à boire. Je le découvris d'une
[5] singulière façon.
J'étais un matin sur les remparts, étudiant l'horizon,
quand j'aperçus dans une vigne quelque chose qui remuait.
On arrivait au temps des vendanges, les raisins
étaient mûrs, mais je ne songeais guère à cela. Je pensai
[10] qu'un espion s'approchait de la ville, et j'organisai une
expédition complète pour saisir le rôdeur. Je pris moi-même
le commandement, après avoir obtenu l'autorisation
du général.
J'avais fait sortir, par trois portes différentes, trois
[15] petites troupes qui devaient se rejoindre auprès de la vigne
suspecte et la cerner. Pour couper la retraite à l'espion,
un de ces détachements avait à taire une marche d'une
heure au moins. Un homme resté en observation sur les
murs m'indiqua par signe que l'être aperçu n'avait point
[20] quitté le champ. Nous allions en grand silence, rampant,
presque couchés dans les ornières. Enfin, nous touchons
au point désigné; je déploie brusquement mes soldats, qui
s'élancent dans la vigne, et trouvent.... Tombouctou
voyageant à quatre pattes au milieu des ceps et mangeant
[25] du raisin, ou plutôt happant du raisin comme un chien
qui mange sa soupe, à pleine bouche, à la plante même,
en arrachant la grappe d'un coup de dent.
Je voulus le faire relever; il n'y fallait pas songer, et je
compris alors pourquoi il se traînait ainsi sur les mains
[30] et sur les genoux. Dès qu'on l'eut planté sur ses jambes
il oscilla quelques secondes, tendit les bras et s'abattit
sur le nez. Il était gris comme je n'ai jamais vu un
homme être gris.
On le rapporta sur deux échalas, il ne cessa de rire
tout le long de la route en gesticulant des bras et des
jambes.
C'était là tout le mystère. Mes gaillards buvaient au
[5] raisin lui-même. Puis, lorsqu'ils étaient saouls à ne plus
bouger, ils dormaient sur place.
Quant à Tombouctou, son amour de la vigne passait
toute croyance et toute mesure. Il vivait là-dedans à la
façon des grives, qu'il haïssait d'ailleurs d'une haine de
[10] rival jaloux. Il répétait sans cesse:
--Les gives mangé tout le raisin, capules!
Un soir on vint me chercher. On apercevait par la
plaine quelque chose arrivant vers nous. Je n'avais point
pris ma lunette, et je distinguais fort mal. On eût dit un
[15] grand serpent qui se déroulait, un convoi, que sais-je?
J'envoyai quelques hommes au-devant de cette étrange
caravane qui fit bientôt son entrée triomphale. Tombouctou
et neuf de ses compagnons portaient sur une sorte
d'autel, fait avec des chaises de campagne, huit têtes
[20] coupées, sanglantes et grimaçantes. Le dixième turco
traînait un cheval à la queue duquel un autre était attaché,
et six autres bêtes suivaient encore, retenues de la même
façon.
Voici ce que j'appris. Étant partis aux vignes, mes
[25] Africains avaient aperçu tout à coup un détachement
prussien s'approchant d'un village. Au lieu de fuir, ils
s'étaient cachés; puis, lorsque les officiers eurent mis pied
à terre devant une auberge pour se rafraîchir, les onze
gaillards s'élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se
[30] crurent attaqués, tuèrent les deux sentinelles, plus le
colonel et les cinq officiers de son escorte.
Ce jour-là, j'embrassai Tombouctou. Mais je m'aperçus
qu'il marchait avec peine. Je le crus blessé; il se mit à
rire et me dit:
--Moi, povisions pou pays.
C'est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour
[5] l'honneur, mais bien pour le gain. Tout ce qu'il trouvait,
tout ce qui lui paraissait avoir une valeur quelconque,