Contes Français. Divers AuteursЧитать онлайн книгу.
[10] à élever des poules dans une petite cour, derrière le cabaret,
et elle était renommée pour la façon dont elle savait engraisser
les volailles.
Quand on donnait un repas à Fécamp chez des gens de
la haute, il fallait, pour que le dîner fût goûté, qu'on y
[15] mangeât une pensionnaire de la mé Toine.
Mais elle était née de mauvaise humeur et elle avait
continué à être mécontente de tout. Fâchée contre le
monde entier, elle en voulait principalement à son mari.
Elle lui en voulait de sa gaieté, de sa renommée, de sa
[20] santé et de son embonpoint. Elle le traitait de propre à
rien, parce qu'il gagnait de l'argent sans rien faire, de
sapas, parée qu'il mangeait et buvait comme dix hommes
ordinaires, et il ne se passait point de jour sans qu'elle
déclarât d'un air exaspéré:
[25]--Ça serait-il point mieux dans l'étable à cochons, un
quétou comme ça? C'est que d'la graisse, que ça en fait
mal au coeur.
Et elle lui criait dans la figure:
--Espère, espère un brin; j'verrons c'qu'arrivera,
[30] j'verrons ben! Ça crèvera comme un sac à grain, ce gros bouffi!
Toine riait de tout son coeur en se tapant sur le ventre et
Répondait:
--Eh! la mé Poule, ma planche, tâche d'engraisser
comme ça d'la volaille. Tâche pour voir.
Et relevant sa manche sur son bras énorme:
--En v'là un aileron, la mé, en v'là un.
[5] Et les consommateurs tapaient du poing sur les tables
en se tordant de joie, tapaient du pied sur la terre du sol,
et crachaient par terre dans un délire de gaieté.
La vieille furieuse reprenait:
--Espère un brin... espère un brin... j'verrons
[10] c'qu'arrivera... ça crèvera comme un sac à grain...
Et elle s'en allait furieuse, sous les rires des buveurs.
Toine, en effet, était surprenant à voir, tant il était
devenu épais et gros, rouge et soufflant. C'était un de ces
êtres énormes sur qui la mort semble s'amuser, avec des
[15] ruses, des gaietés et des perfidies bouffonnes, rendant
irrésistiblement comique son travail lent de destruction.
Au lieu de se montrer comme elle fait chez les autres, la
gueuse, de se montrer dans les cheveux blancs, dans la
maigreur, dans les rides, dans l'affaissement croissant qui
[20] fait dire avec un frisson: «Bigre! comme il a changé!»
elle prenait plaisir à l'engraisser, celui-là, à le faire monstrueux
et drôle, à l'enluminer de rouge et de bleu, à le
souffler, à lui donner l'apparence d'une santé surhumaine;
et les déformations qu'elle inflige à tous les êtres devenaient
[25] chez lui risibles, cocasses, divertissantes, au lieu d'être
sinistres et pitoyables.
--Espère un brin, répétait la mère Toine, j'verrons ce
qu'arrivera.
II
Il arriva que Toine eut une attaque et tomba paralysé.
[30] On coucha ce colosse dans la petite chambre derrière la
cloison du café, afin qu'il pût entendre ce qu'on disait à
côté, et causer avec les amis, car sa tête était demeurée
libre, tandis que son corps, un corps énorme, impossible à
remuer, à soulever, restait frappé d'immobilité. On
[5] espérait, dans les premiers temps, que ses grosses jambes
reprendraient quelque énergie, mais cet espoir disparut
bientôt, et Toine-ma-Fine passa ses jours et ses nuits dans
son lit qu'on ne retapait qu'une fois par semaine, avec le
secours de quatre voisins qui enlevaient le cabaretier par
[10] les quatre membres pendant qu'on retournait sa paillasse.
Il demeurait gai pourtant, mais d'une gaieté différente,
plus timide, plus humble, avec des craintes de petit enfant
devant sa femme qui piaillait toute la journée:
--Le v'là, le gros sapas, le v'là, le propre à rien, le
[15] faigniant, ce gros soûlot! C'est du propre, c'est du propre!
Il ne répondait plus. Il clignait seulement de l'oeil
derrière le dos de la vieille et il se retournait sur sa couche,
seul mouvement qui lui demeurât possible. Il appelait
cet exercice faire un «va-t-au nord,» ou un «va-t-au sud.»
[20] Sa grande distraction maintenant c'était d'écouter les
conversations du café, et de dialoguer à travers le mur;
quand il reconnaissait les voix des amis, il criait:
--«Hé, mon gendre, c'est té Célestin?»
Et Célestin Maloisel répondait:
[25]--C'est mé, pé Toine. C'est-il que tu regalopes, gros
lapin?
Toine-ma-Fine prononçait:
--Pour galoper, point encore. Mais je n'ai point
maigri, l'coffre est bon.
[30] Bientôt, il fit venir les plus intimes dans sa chambre et
on lui tenait compagnie, bien qu'il se désolât de voir qu'on
buvait sans lui. Il répétait:
--C'est ça qui me fait deuil, mon gendre, de n'pu goûter
d'ma fine, nom d'un nom. L'reste, j'm'en gargarise,
mais de ne point bé ça me fait deuil.
Et la tête de chat-huant de la mère Toine apparaissait
[5] dans la fenêtre. Elle criait:
--Guètez-le, guètez-le, à c't'heure ce gros faigniant,
qu'y faut nourrir, qu'i faut laver, qu'i faut nettoyer comme
un porc.
Et quand la vieille avait disparu, un coq aux plumes
[10] rouges sautait parfois sur la fenêtre, regardait d'un oeil
rond et curieux dans la chambre, puis poussait son cri