L'île mystérieuse. Jules VerneЧитать онлайн книгу.
dit le reporter, à cette presqu'île qui se projette au sud-ouest de l'île, je proposerai de donner le nom de presqu'île Serpentine, et celui de promontoire du Reptile (Reptile-end) à la queue recourbée qui la termine, car c'est véritablement une queue de reptile.
— Adopté, dit l'ingénieur.
— À présent, dit Harbert, cette autre extrémité de l'île, ce golfe qui ressemble si singulièrement à une mâchoire ouverte, appelons-le golfe du Requin (Shark-gulf).
— Bien trouvé! s'écria Pencroff, et nous compléterons l'image en nommant cap Mandibule (Mandible-cape) les deux parties de la mâchoire.
— Mais il y a deux caps, fit observer le reporter.
— Eh bien! répondit Pencroff, nous aurons le cap Mandibule-Nord et le cap Mandibule-Sud.
— Ils sont inscrits, répondit Gédéon Spilett.
— Reste à nommer la pointe à l'extrémité sud-est de l'île, dit Pencroff.
— C'est-à-dire l'extrémité de la baie de l'Union? répondit Harbert.
— Cap de la Griffe (Claw-cape)», s'écria aussitôt Nab, qui voulait aussi, lui, être parrain d'un morceau quelconque de son domaine.
Et, en vérité, Nab avait trouvé une dénomination excellente, car ce cap représentait bien la puissante griffe de l'animal fantastique que figurait cette île si singulièrement dessinée.
Pencroff était enchanté de la tournure que prenaient les choses, et les imaginations, un peu surexcitées, eurent bientôt donné:
À la rivière qui fournissait l'eau potable aux colons, et près de laquelle le ballon les avait jetés, le nom de la Mercy, — un véritable remerciement à la Providence; à l'îlot sur lequel les naufragés avaient pris pied tout d'abord, le nom de l'îlot du Salut (Safety-island); au plateau qui couronnait la haute muraille de granit, au-dessus des Cheminées, et d'où le regard pouvait embrasser toute la vaste baie, le nom de plateau de Grande-vue; enfin à tout ce massif d'impénétrables bois qui couvraient la presqu'île Serpentine, le nom de forêts du Far-West.
La nomenclature des parties visibles et connues de l'île était ainsi terminée, et, plus tard, on la compléterait au fur et à mesure des nouvelles découvertes.
Quant à l'orientation de l'île, l'ingénieur l'avait déterminée approximativement par la hauteur et la position du soleil, ce qui mettait à l'est la baie de l'Union et tout le plateau de Grande-vue. Mais le lendemain, en prenant l'heure exacte du lever et du coucher du soleil, et en relevant sa position au demi-temps écoulé entre ce lever et ce coucher, il comptait fixer exactement le nord de l'île, car, par suite de sa situation dans l'hémisphère austral, le soleil, au moment précis de sa culmination, passait au nord, et non pas au midi, comme, en son mouvement apparent, il semble le faire pour les lieux situés dans l'hémisphère boréal.
Tout était donc terminé, et les colons n'avaient plus qu'à redescendre le mont Franklin pour revenir aux Cheminées, lorsque Pencroff de s'écrier:
«Eh bien! nous sommes de fameux étourdis!
— Pourquoi cela? demanda Gédéon Spilett, qui avait fermé son carnet, et se levait pour partir.
— Et notre île? Comment! Nous avons oublié de la baptiser?»
Harbert allait proposer de lui donner le nom de l'ingénieur, et tous ses compagnons y eussent applaudi, quand Cyrus Smith dit simplement:
«Appelons-la du nom d'un grand citoyen, mes amis, de celui qui lutte maintenant pour défendre l'unité de la république américaine! Appelons-la l'île Lincoln!»
Trois hurrahs furent la réponse faite à la proposition de l'ingénieur.
Et ce soir-là, avant de s'endormir, les nouveaux colons causèrent de leur pays absent; ils parlèrent de cette terrible guerre qui l'ensanglantait; ils ne pouvaient douter que le Sud ne fût bientôt réduit, et que la cause du Nord, la cause de la justice, ne triomphât, grâce à Grant, grâce à Lincoln!
Or, ceci se passait le 30 mars 1865, et ils ne savaient guère que, seize jours après, un crime effroyable serait commis à Washington, et que, le vendredi saint, Abraham Lincoln tomberait sous la balle d'un fanatique.
CHAPITRE XII
Les colons de l'île Lincoln jetèrent un dernier regard autour d'eux, ils firent le tour du cratère par son étroite arête, et, une demi-heure après, ils étaient redescendus sur le premier plateau, à leur campement de la nuit.
Pencroff pensa qu'il était l'heure de déjeuner, et, à ce propos, il fut question de régler les deux montres de Cyrus Smith et du reporter.
On sait que celle de Gédéon Spilett avait été respectée par l'eau de mer, puisque le reporter avait été jeté tout d'abord sur le sable, hors de l'atteinte des lames. C'était un instrument établi dans des conditions excellentes, un véritable chronomètre de poche, que Gédéon Spilett n'avait jamais oublié de remonter soigneusement chaque jour.
Quant à la montre de l'ingénieur, elle s'était nécessairement arrêtée pendant le temps que Cyrus Smith avait passé dans les dunes.
L'ingénieur la remonta donc, et, estimant approximativement par la hauteur du soleil qu'il devait être environ neuf heures du matin, il mit sa montre à cette heure.
Gédéon Spilett allait l'imiter, quand l'ingénieur, l'arrêtant de la main, lui dit:
«Non, mon cher Spilett, attendez. Vous avez conservé l'heure de Richmond, n'est-ce pas?
— Oui, Cyrus.
— Par conséquent, votre montre est réglée sur le méridien de cette ville, méridien qui est à peu près celui de Washington?
— Sans doute.
— Eh bien, conservez-la ainsi. Contentez-vous de la remonter très exactement, mais ne touchez pas aux aiguilles. Cela pourra nous servir.
— À quoi bon?» pensa le marin.
On mangea, et si bien, que la réserve de gibier et d'amandes fut totalement épuisée. Mais Pencroff ne fut nullement inquiet. On se réapprovisionnerait en route. Top, dont la portion avait été fort congrue, saurait bien trouver quelque nouveau gibier sous le couvert des taillis. En outre, le marin songeait à demander tout simplement à l'ingénieur de fabriquer de la poudre, un ou deux fusils de chasse, et il pensait que cela ne souffrirait aucune difficulté. En quittant le plateau, Cyrus Smith proposa à ses compagnons de prendre un nouveau chemin pour revenir aux Cheminées. Il désirait reconnaître ce lac Grant si magnifiquement encadré dans sa bordure d'arbres. On suivit donc la crête de l'un des contreforts, entre lesquels le creek qui l'alimentait, prenait probablement sa source. En causant, les colons n'employaient plus déjà que les noms propres qu'ils venaient de choisir, et cela facilitait singulièrement l'échange de leurs idées. Harbert et Pencroff — l'un jeune et l'autre un peu enfant — étaient enchantés, et, tout en marchant, le marin disait:
«Hein! Harbert! comme cela va! Pas possible de nous perdre, mon garçon, puisque, soit que nous suivions la route du lac Grant, soit que nous rejoignions la Mercy à travers les bois du Far-West, nous arriverons nécessairement au plateau de Grande-vue, et, par conséquent, à la baie de l'Union!»
Il avait été convenu que, sans former une troupe compacte, les colons ne s'écarteraient pas trop les uns des autres. Très certainement, quelques animaux dangereux habitaient ces épaisses forêts de l'île, et il était prudent de se tenir sur ses gardes. Le plus généralement, Pencroff, Harbert et Nab marchaient en tête, précédés de Top, qui fouillait les moindres coins. Le reporter et l'ingénieur allaient de compagnie, Gédéon Spilett, prêt à noter tout incident, l'ingénieur,