Le fils du Soleil (1879). Gustave AimardЧитать онлайн книгу.
On reconnaissait un Espagnol à son teint olivâtre. L'ensemble de cette physionomie, encadrée par des cheveux noirs en désordre et une barbe touffue, inspirait la crainte et la répulsion. Les épaules larges et les membres fortement attachés dénotaient chez cet homme, qui paraissait d'une haute taille, une vigueur et une souplesse peu communes.
Arrivé à un endroit où plusieurs sentiers se croisaient comme un écheveau indébrouillable, l'inconnu s'arrêta afin de se reconnaître, et, après un moment d'hésitation, il appuya sur la droite et prit une sente qui s'éloignait de plus en plus des rives du Rio-Colorado qu'il avait suivies jusque-là. Il entra dans une plaine dont le sol, brûlé par le soleil et parsemé de petits cailloux roulés ou de graviers, n'offrait à la vue que de maigres buissons. Plus l'inconnu s'enfonçait dans ce désert, plus la solitude d'allongeait dans sa morne majesté, et le bruit seul des pas de son cheval troublait le silence de la plaine. Le cavalier, peu sensible à ces beautés sauvages, se contentait de reconnaître avec soin et de compter les pozos, car dans ces pays absolument privés d'eau, les voyageurs ont creusés des réservoirs où l'eau s'amasse en temps de pluie.
Après avoir passé deux de ces pozos, l'inconnu aperçut au loin des chevaux entravés à l'amble devant un misérable toldo. Aussitôt un cri retentit, et en moins d'une minute les chevaux furent détachés; trois hommes sautèrent en selle et se précipitèrent à fond de train pour reconnaître le voyageur qui, indifférent à cette manoeuvre, continua sa route sans faire le moindre geste pour se mettre sur la défensive.
--Eh! compadre, où allez-vous ainsi? demanda l'un d'eux en barrant le passage à l'inconnu.
--Canario! Julian, répondit celui-ci, as-tu donc vidé une outre d'aguardiente ce soir? Tu ne me reconnais pas?
--Mais c'est la voix de Sanchez, si je ne me trompe.
--A moins qu'on ne m'ait volé ma voix, mon brave ami, c'est moi, le vrai Sanchez.
--Caraï! sois le bien venu s'écrièrent les trois hommes.
--Le diable m'emporte si je ne te croyais pas tué par un de ces chiens d'Aucas; il y a dix minutes, j'en parlais à Quinto.
--Oui, appuya Quinto, car voilà huit jours que tu es disparu.
--Huit jours; mais je n'ai pas perdu mon temps.
--Tu nous contera tes prouesses.
--Pardieu! seulement nous avons faim, mon cheval et moi, après deux jours de jeûne.
--Ce sera vite fait, dit Julian: nous voilà arrivés.
Les quatre amis, tout en causant, avaient continué leur route; en ce moment ils mirent pied à terre devant le toldo, où ils entrèrent, après avoir entravé les chevaux et mis de la nourriture devant celui du nouveau venu.
Ce toldo comme on le nomme dans le pays, était une cabane de dix mètres de long et de large, couverte en roseaux, construite avec des pieux fichés en terre et reliés par des courroies. Dans un coin quatre piquets, surmontés de bancs de bois et de cuir, servaient de lit aux habitants de ce lieu, où il était difficile de s'abriter contre le vent et la pluie.
Au milieu du toldo, devant un bon feu dont l'épaisse fumée effaçait presque tous les objets, chacun s'assit sur un caillou. Quinto retira un morceau de guanaco qui rôtissait et planta la broche en terre. Les quatre compagnons ôtèrent leur long couteau de leur polena et mangèrent de grand appétit.
Ces hommes étaient des bomberos.
Depuis la fondation du Carmen, dernière forteresse de la colonie espagnole, on avait reconnu, à cause du voisinage des Indiens, la nécessité d'avoir des éclaireurs pour surveiller leurs mouvements et donner l'alerte au moindre danger. Ces éclaireurs forment un espèce de corps d'hommes, les plus braves et les plus habitués aux privations de la pampa. Quoique leurs services soient volontaires et leur profession périlleuse, les bomberos ne manquent pas, car on les paie généreusement. Sentinelles perdues, embusquées aux endroits où les ennemis, c'est-à-dire les Indiens, doivent nécessairement passer, ils s'éloignent quelquefois de vingt et vingt-cinq lieues de l'établissement. Nuit et jour ils vont à travers les plaines, guettant, écoutant, se cachant. Dispersés le jour, ils se réunissent au coucher du soleil, osant rarement allumer du feu qui trahiraient leur présence, jamais ils ne dorment tous ensemble. Leur bivouac est un camp volant, leur chasse les nourrit. Ils sont à cette vie étrange et nomade; aussi y acquièrent-ils une finesse d'ouïe presque égale à celle des Indiens; les yeux exercés reconnaissent-ils la moindre trace sur l'herbe ou le sable légèrement foulés. La solitude a développé en eux une sagacité merveilleuse et un rare talent d'observation.
Les quatre bomberos réunis dans le toldo étaient les plus renommés de la Patagonie.
Ces pauvres diables soupaient gaiement en se chauffant devant un bon feu, joie rare pour des hommes entourés de dangers et qui ont une surprise à redouter à toute heure. Mais les bomberos semblaient ne s'inquiéter de rien, quoique sachant de les Indiens ne leur font jamais de quartier.
Le caractère de ces hommes est singulier: courageux jusqu'à la cruauté, ils ne tiennent ni à la vie des autres ni à la leur; si l'un de leurs compagnons meurt victime d'un Indien ou d'une bête féroce, ils se contentent de dire: il a eu une mala suerte (mauvaise chance.) Véritables sauvages, vivant sans affection et sans foi aucune, ils sont un type particulier dans l'humanité.
Ces éclaireurs étaient frères et se nommaient Quinto, Julian, Simon et Sanchez. Leur habitation, deux fois ruinée par les Indiens Aucas, avait enfin été brûlée de fond en comble dans une dernière invasion; leur père et leur mère avaient succombé dans des tortures atroces; deux de leurs soeurs avaient été violées par les chefs et tuées; la plus jeunes nommée Maria, enfant de sept ans à peine, avait été emmenée en esclavage, et depuis ils n'en avaient plus eu de nouvelles, ignorant si elle était vivante ou morte.
Les quatre frères dès lors s'étaient faits bomberos en haine des Indiens, et par vengeance, et ils n'avaient qu'une tête et qu'un coeur. Depuis neuf ans, leurs prodiges de courage, d'intelligence, d'astuce seraient trop longs à raconter. Nous les retrouverons, d'ailleurs, mêlés à ce récit.
Dès que Sanchez, qui était l'aîné, eut terminé son repas, Quinto éteignit le feu, Simon monta à cheval pour faire sa ronde aux environs; puis les deux frères curieux des nouvelles que Sanchez apportait, s'approchèrent de lui.
--Quoi de nouveau, frère? demanda Julian.
--Avant toute chose, répondit l'aîné, qu'avez-vous fait, vous autres, depuis huit jours?
--Ce ne sera pas long, fit Quinto: rien!
--Bah!
--Ma foi! oui, rien. Les Aucas et les Pehuenches deviennent d'une timidité ridicule; si cela continue, nous leur enverrons des robes comme à des femmes.
--Oh! soyez tranquilles, dit Sanchez, ils n'en sont pas encore là.
--Qu'en sais-tu? reprit Quinto.
--Après? fit Sanchez sans répondre.
--Voilà tour, nous n'avons rien vu, rien entendu de suspect.
--Vous en êtes sûrs?
--Pardieu! nous prends-tu pour des imbéciles?
--Non, mais vous vous trompez.
--Hein?
--Cherchez bien dans votre mémoire.
--Personne n'a passé, te dis-je, reprit Julian avec assurance.
--Personne?
--A moins que tu ne comptes comme étant quelqu'un la vieille femme Pehuenche qui, ce soir, a traversé la plaine sur un mauvais cheval et nous a demandé le chemin de Carmen.
--Cette vieille femme, dit Sanchez en souriant, sait ce chemin-là aussi bien que vous et moi. Canario! votre candeur m'amuse.
--Notre