Le livre de la Jungle. Редьярд Джозеф КиплингЧитать онлайн книгу.
juste autant d’importance pour lui que pour un homme d’affaires son travail de bureau. Lorsqu’il n’apprenait pas, il s’asseyait au soleil et dormait, puis il mangeait, se réendormait; lorsqu’il se sentait sale ou qu’il avait trop chaud, il se baignait dans les mares de la forêt, et, lorsqu’il manquait de miel (Baloo lui avait dit que le miel et les noix étaient tout aussi agréables à manger que la viande crue), il grimpait aux arbres pour en chercher, et Bagheera lui avait montré comment s’y prendre. Elle s’étendait sur une branche et appelait: «Viens ici, petit frère!» et Mowgli commença par grimper comme fait le paresseux, mais par la suite il osa se lancer à travers les branches presque aussi hardiment que le singe gris.
Il prit sa place au Rocher du Conseil, lorsque le clan s’y réunissait, et, là, il découvrit qu’en regardant fixement un loup quelconque il pouvait le forcer à baisser les yeux: ainsi faisait-il pour s’amuser. A d’autres moments, il arrachait les longues épines du poil de ses amis, car les loups souffrent terriblement des épines et de tous les aiguillons qui se logent dans leur fourrure. Il descendait, la nuit, le versant de la montagne, vers les terres cultivées, et regardait avec une grande curiosité les villageois dans leurs huttes; mais il se méfiait des hommes parce que Bagheera lui avait montré une boîte carrée, avec une trappe, si habilement dissimulée dans la jungle qu’il marcha presque dessus, et elle lui avait dit que c’était un piège. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était de s’enfoncer avec Bagheera au chaud cœur noir de la forêt, pour dormir tout le long de la lourde journée, et voir, quand venait la nuit, comment Bagheera s’y prenait pour tuer: elle tuait de droite, de gauche, au caprice de sa faim, et ainsi faisait Mowgli—à une exception près. Aussitôt qu’il eut l’âge de comprendre, Bagheera lui dit qu’il ne devait jamais toucher au bétail parce qu’il avait été racheté, dans le Conseil du clan, au prix de la vie d’un taureau.
—La jungle t’appartient, dit Bagheera, et tu peux y tuer tout ce que tu es assez fort pour tuer; mais en souvenir du taureau qui t’a racheté, tu ne dois jamais tuer ni manger de bétail jeune ou vieux. C’est la Loi de la Jungle.
Mowgli s’y conforma fidèlement.
Il grandit ainsi et devint fort comme le devient naturellement un garçon qui ne va pas à l’école et n’a à s’occuper de rien dans la vie que de choses à manger.
Mère Louve lui dit, une fois ou deux, que Shere Khan n’était pas un être auquel on dût se fier, et qu’un jour il lui faudrait tuer Shere Khan; et sans doute un jeune loup se fût rappelé cet avis à chaque heure de sa vie, mais Mowgli l’oublia parce qu’il n’était qu’un petit garçon—et pourtant il se serait donné à lui-même le nom de loup s’il avait su parler aucune langue humaine.
Shere Khan se trouvait toujours sur son chemin dans la jungle. A mesure que le chef Akela prenait de l’âge et s’affaiblissait, le tigre boiteux s’était lié de grande amitié avec les loups plus jeunes de la tribu, qui le suivaient pour avoir ses restes, chose que jamais Akela n’aurait permise s’il avait osé aller jusqu’au bout de son autorité légitime. En outre, Shere Khan les flattait: il s’étonnait que de si beaux jeunes chasseurs fussent satisfaits de se laisser conduire par un loup moribond et par un petit d’homme.
—On me raconte, disait Shere Khan, que vous autres, au Conseil, vous n’osez pas le regarder entre les yeux!
Et les jeunes loups grognaient et hérissaient leur dos.
Bagheera, qui avait les yeux et les oreilles partout, apprit quelque chose de cela, et, une fois ou deux, elle expliqua nettement à Mowgli que Shere Khan le tuerait un beau jour. Et Mowgli riait, et répondait:
—J’ai pour moi le clan, et j’ai toi... et Baloo, bien qu’il soit si paresseux, donnerait bien un coup de patte ou deux en mon honneur. Pourquoi m’effraierais-je?
Ce fut un jour de grande chaleur qu’une idée, née de quelque propos entendu, se forma dans le cerveau de Bagheera. Peut-être était-ce Sahi, le porc-épic, qui lui avait parlé de la chose. En tout cas, elle dit à Mowgli, comme ils étaient au plus profond de la jungle et que le petit garçon était couché, la tête sur la belle fourrure noire de la panthère:
—Petit frère, combien de fois t’ai-je averti que Shere Khan est ton ennemi?
—Autant de fois qu’il y a de noix sur cette palme! déclara Mowgli, qui, naturellement, ne savait pas compter. Et puis après?... J’ai sommeil, Bagheera, et Shere Khan est tout en queue et en cris... comme Mor, le Paon.
—Mais ce n’est plus le temps de dormir. Baloo le sait, je le sais aussi, tout le clan le sait, et même ces imbéciles, ces imbéciles de daims le savent... Tabaqui te l’a dit lui-même.
—Oh! oh! dit Mowgli, Tabaqui est venu à moi, il n’y a pas longtemps, pour me raconter je ne sais plus quelle impertinente histoire: j’étais un petit d’homme, un petit nu, pas même bon à déterrer les truffes... Mais j’ai pris Tabaqui par la queue et l’ai cogné à deux reprises contre un palmier pour lui apprendre de meilleures manières.
—C’était une sottise, car si Tabaqui est un faiseur de ragots, il n’en voulait pas moins te parler d’une chose qui te touche de près. Ouvre donc ces yeux-là, petit frère: Shere Khan n’ose pas te tuer dans la jungle; mais rappelle-toi bien qu’Akela est très vieux, que bientôt viendra le jour où il ne pourra plus tuer son chevreuil, et qu’alors il ne conduira plus le clan. Beaucoup des loups qui t’examinèrent quand tu fus présenté au Conseil sont vieux maintenant, eux aussi, et les jeunes loups pensent—Shere Khan leur a fait la leçon—qu’un petit d’homme n’est pas à sa place dans le clan. Bientôt tu seras un homme...
—Et qu’est-ce que c’est qu’un homme qui ne courrait pas avec ses frères? dit Mowgli. Je suis né dans la jungle, j’ai obéi à la Loi de la Jungle, et il n’y a pas un de nos loups des pattes duquel je n’aie tiré une épine. Ils sont bien mes frères!
Bagheera s’étendit de toute sa longueur, et ferma les yeux à demi.
—Petit frère, dit-elle, mets ta main sous ma mâchoire.
Mowgli avança sa forte main brune, et, juste sous le menton soyeux de Bagheera, où les formidables muscles roulaient dissimulés dans la fourrure lustrée, il sentit une petite place nue.
—Il n’y a personne dans la jungle qui sache que moi, Bagheera, je porte cette marque... la marque du collier; et pourtant, petit frère, je suis née parmi les hommes, et c’est parmi les hommes que ma mère mourut, dans les cages du palais royal, à Oodeypore. C’est à cause de cela que j’ai payé le prix au Conseil, quand tu étais un pauvre petit tout nu. Oui, moi aussi, je suis née parmi les hommes. Je n’avais jamais vu la jungle. On m’a nourrie derrière des barreaux dans une marmite de fer; une nuit je sentis que j’étais Bagheera—la panthère—et non pas un jouet pour les hommes, je brisai la misérable serrure d’un coup de patte, et m’en allai. Puis, comme j’avais appris les manières des hommes, je devins plus terrible dans la jungle que Shere Khan, n’est-il pas vrai?
—Oui, dit Mowgli, toute la jungle craint Bagheera... toute la jungle, sauf Mowgli.
—Oh, toi, tu es un petit homme! dit la panthère noire avec une infinie tendresse; et de même que je suis retournée à ma jungle, ainsi tu dois à la fin retourner aux hommes, aux hommes qui sont tes frères... si tu n’es point d’abord tué au Conseil!
—Mais pourquoi, pourquoi quelqu’un désirerait-il me tuer? répliqua Mowgli.
—Regarde-moi, dit Bagheera.
Et Mowgli la regarda fixement, entre les yeux. La grande panthère tourna la tête au bout d’une demi-minute.
—Voilà pourquoi!—dit-elle, en croisant ses pattes sur les feuilles.—Moi-même je ne peux te regarder entre les yeux, et pourtant je suis née parmi les hommes, et je t’aime, petit frère. Les autres, ils te haïssent parce que leurs yeux ne peuvent soutenir les tiens; parce que tu es sage; parce que tu as tiré de leurs pieds les épines... parce que tu es un homme.