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L'homme qui assassina: Roman. Claude FarrèreЧитать онлайн книгу.

L'homme qui assassina: Roman - Claude Farrère


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le Bosphore. L'ambassade est encore au palais d'été de Thérapia pour six semaines. Moi, je demeure en ville, rue de Brousse: la tradition diplomatique exige que l'attaché militaire réside à Péra, été comme hiver. Mais la rue de Brousse est à deux pas de Top-hané, et le crochet n'eût pas été bien aigu....

      En tout cas, je me trouvais à pied, en grand uniforme, à deux heures de chez moi. Midi sonnait,—cinq heures à la turque. Le soleil tapait comme un sourd, et pas le plus chétif cabriolet à l'horizon. Gai!

      Tout à coup, une main sur mon épaule.

      —Comment, monsieur le colonel, en panne? Et votre ambassadeur?

      Mehmed pacha sortait, à son tour, du palais. Un lancier à fez d'astrakan lui amenait son cheval.

      —Mon ambassadeur est retourné à Thérapia, monsieur le maréchal.

      —Ah! c'est juste.

      Un Russe ou un Allemand n'aurait pas raté une occasion si belle de piétiner un peu le plat. Mais les Turcs sont des gens d'Asie, et leur politesse de bois dur en remontrerait à la correction anglaise. Mehmed pacha, ayant fort bien compris, ne cilla pas.

      —Vous allez monter mon cheval, monsieur le colonel.

      —Votre Excellence se moque de moi.

      Vous allez monter mon cheval. J'en ai deux autres au palais....

      Il se tourna vers le lancier, donna un ordre.

      —Je monterai celui qui va venir, monsieur le maréchal.

      —Non. Vous me ferez l'honneur de monter celui-ci. En souvenir de la Feuille de Rose. Allons, monsieur de Sévigné!

      C'est bien la première fois, depuis ces neuf jours de Turquie, qu'on m'appelle par mon nom sans m'envoyer du marquisat!

      Nous avons galopé, botte à botte, à travers Nichantache, jusqu'au faubourg du Taxim. En face des casernes d'artillerie, Mehmed pacha m'a porté deux compliments, brefs et prompts comme des coups de fleuret, qui ma foi, m'ont touché au plus sensible de ma petite vanité:

      Un:

      —Est-ce qu'ils montent tous aussi bien que vous, les colonels français?

      Deux:

      —Avez-vous plus ou moins de trente-cinq ans?

      Il est incontestable que je tiens convenablement en selle, et qu'on me donne, à première vue, dix bonnes années de moins que mon âge. Mais l'entendre affirmer par ce grand centaure aux yeux aigus comme des vrilles, cela n'était point déplaisant.

      Au bout du Taxim, il y a Péra;—Péra, la ville des ambassades, des cercles, des hôtels et des beuglants; la seule fraction de Constantinople qui me soit, déjà, nettement antipathique. C'est là qu'il me faut loger, hélas! Par chance, ma rue,—la rue de Brousse,—à peu près la moins ridicule de Péra.

      —Descendez donc avec moi jusqu'au pont,—m'a dit Mehmed pacha sans ralentir.

      Nous avons dévalé, d'un galop de Tatars, la rampe en zig-zag qui évite cet indescriptible escalier brèche-dent qualifié rue,—rue Yuksek-Kaldirim. Au bas, la place de Karakeuy grouille toujours d'une foule peinturlurée comme un corso de carnaval! Les soldats du corps de garde ont pris les armes en notre honneur: «Salaam ... dour!» Et le pont de bois, le pont légendaire qui enjambe la Corne d'Or, et qui perpétuellement moutonne de passants pressés, le pont s'est allongé devant nous, vers Stamboul.

      Au tiers du pont, Mehmed Djaleddin pacha arrêta net son cheval; et derrière lui, le lancier à fez d'astrakan, qui galopait tête baissée, l'air tout à fait inattentif, l'imita avec une précision si instantanée qu'il ne raccourcit pas sa distance d'une encolure.

      Mehmed pacha tendait le poing vers la ville turque, toute blonde sous le soleil vertical:

      —Voici pour vous, monsieur le colonel. Je suppose que vous êtes venu dans notre pays pour voir des choses.... Oui, vous n'avez pas la mine de quelqu'un qui se contentera de pincer les fesses des petites Grecques ou des petites Arméniennes. Eh bien, les choses à voir, à Constantinople, sont de ce côté-ci de l'eau, dans Stamboul. Derrière vous, c'est Galata, Péra, Tatavla, le Taxim ... de l'ordure! Mais devant, il y a Stamboul.

      Je saluai:

      —Byzance.

      —Non, monsieur le colonel! Pas Byzance, nos cinq siècles ottomans l'ont tuée et enterrée. Et ne la regrettez pas: elle était bien laide. Voyez ce qui en reste, cette grosse maritorne de Sainte-Sophie, peinturlurée de rouge et de jaune comme une paysanne cossue, qui ne sait pas se farder. Byzance, c'était riche, pesant et fagoté. C'était la vieille ville d'un vieil empire pourri et saugrenu. Mais notre Stamboul, nous l'avions bâti avec enthousiasme, parce que nous étions alors un jeune peuple sain, et regardez sa belle silhouette grave et gracieuse, comme la silhouette d'une dame turque voilée du yachmak! Regardez, monsieur le colonel: il y a cinq cents ans, nous sommes entrés par là-bas,—par Top-Kapou, la Porte du Canon, à côté de cette haute mosquée en ruines qu'on aperçoit d'ici comme une petite bulle de brouillard dressée sur l'horizon des toits;—la Mihrimah Djami, bâtie par la Princesse de la Lune et du Soleil, au temps du grand Suleïman.—Et tout de suite, nous avons planté partout sur Byzance nos minarets victorieux, comme des lances de gloire. Partout: voyez, à droite, ceux de Sultan Sélim, et à gauche, ceux de Sultan Achmet; voyez, droit devant, ceux de l'ancienne sultane Valideh, et au-dessus, ceux du Sultan Suleïman, l'ami de votre François Ier; et n'importe où: ici, ceux de Sultan Bayazid, là ceux de Nouri-Osman, plus loin, ceux de Mehmed Fatih le Conquérant, et en contre-bas, ceux du Schah-Zadeh, dont on ne voit que les deux pointes blanches,—le Schah-Zadeh Mohammed, fils de Hasséki, celui que Roxelane fit mettre à mort.—Tournez-vous, la mosquée de son frère Dji-an-djir est là, au flanc de Foundoucli, au-dessus du Bosphore. Dji-an-djir aussi fut mis à mort par Roxelane.... Toutes ces pierres qui se dressent sur Stamboul ont jailli du sol turc par de furieuses poussées d'orgueil, de colère, de courage ou de foi. Nous les avons cimentées avec du sang, le sang des infidèles et le nôtre. Et tout ce sang, qu'il a fallu verser comme de l'eau, mérite l'estime et l'amitié d'un soldat tel que vous, d'un beau soldat frank qui sait monter à cheval.

      Il me tendit la main.

      —Au revoir, monsieur le colonel. Le lancier va vous suivre et remmènera la bête.... Ah! halte encore: regardez ici, sur la crête de Stamboul, à gauche de la mosquée du Bazar.... Oui, ces toits carrés, très grands, très laids.... Vous y êtes. C'est la Dette Ottomane. Demi-tour, maintenant: sur Galata, au-dessus de la Tour, cette énorme bâtisse.... C'est la Banque. Vous constatez: entre la Banque et la Dette, la Corne d'Or est étranglée. Pensez à cela, quand vous entendrez dire que la Turquie se meurt. A bientôt, inshallah!

      Et au galop. En un clin d'œil, je ne vois plus que le dos barré du cordon rouge et vert, la croupe alezane, et les quatre fers des sabots, quatre escarboucles dans le soleil.

      Moi, je suis revenu au pas, m'attardant exprès dans la foule fourmillante des gens qui passent l'eau. Ce pont sur la Corne d'Or, je ne me lasse pas de l'admirer. C'est bien certainement le plus prodigieux pont de toute la terre ronde. Quelles gens hétéroclites, quelles races baroques, quelles religions imprévues s'y bousculent incessamment, se ruant de Stamboul à Péra et de Péra à Stamboul! Les fez, les turbans, les tarbouchs, les bonnets, les chapeaux, les toques à plumes et les tcharchafs sont autant d'étiquettes d'origine sur les têtes de tous ces hommes et de toutes ces femmes venus des pays les plus imprévus. Dans l'espace d'une seule travée, je croise des soldats à cheval et des soldats à pied, des portefaix ployés sous leur charge, des eunuques à belle redingote pincée, une bande ahurie de pèlerins de Boukhara, qui écarquillent leurs yeux mongols, un carrosse de harem fermé comme un cercueil, quatre Persans coiffés d'astrakan, deux pompes à incendie qui galopent, douze dames turques voilées pour rire, six policiers, cinq imans, trois derviches, un évêque bulgare, deux petites sœurs des


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