Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
achète chèrement ses victoires, il y a un moment d'éclat. Le public est dompté et applaudit. Puis, lentement, quand les imitateurs du maître arrivent, les oeuvres s'amollissent, l'intelligence de la foule décroît, une période de transition et de médiocrité s'établit. Si bien que, lorsque le besoin d'une révolution littéraire se fait sentir, il faut, de nouveau, un homme de génie pour secouer la foule et pour lui imposer une nouvelle formule.
Il est bon de consulter ainsi l'histoire littéraire, si l'on veut débrouiller ces questions. Or, jamais on n'y voit que les grands écrivains aient suivi le public; ils ont toujours, au contraire, remorqué le public pour le conduire où ils voulaient. L'histoire est pleine de ces luttes, dans lesquelles la victoire reste infailliblement au génie. On a pu lapider un écrivain, siffler ses oeuvres, son heure arrive, et la foule soumise obéit docilement à son impulsion. Étant donné la moyenne peu intelligente et surtout peu artistique du public, on doit ajouter que tout succès trop vif est inquiétant pour la durée d'une oeuvre. Quand le public applaudit outre mesure, c'est que l'oeuvre est médiocre et peu viable; il est inutile de citer des exemples, que tout le monde a dans la mémoire. Les oeuvres qui vivent sont celles qu'on a mis souvent des années à comprendre.
Alors, que nous veut-on avec la souveraineté du public au théâtre! Sa seule souveraineté est de déclarer mauvaise une pièce que la postérité trouvera bonne. Sans doute, si l'on bat uniquement monnaie avec le théâtre, si l'on a besoin du succès immédiat, il est bon de consulter le goût actuel du public et de le contenter. Mais l'art dramatique n'a rien à démêler avec ce négoce. Il est supérieur à l'engouement et aux caprices. On dit aux auteurs: «Vous écrivez pour le public, il faut donc vous faire entendre de lui et lui plaire.» Cela est spécieux, car on peut parfaitement écrire pour le public, tout en lui déplaisant, de façon à lui donner un goût nouveau; ce qui s'est passé bien souvent. Toute la querelle est dans ces deux façons d'être: ceux qui songent uniquement au succès et qui l'atteignent en flattant une génération; ceux qui songent uniquement à l'art et qui se haussent pour voir, par-dessus la génération présente, les générations à venir.
Plus je vais, et plus je suis persuadé d'une chose: c'est qu'au théâtre, comme dans tous les autres arts d'ailleurs, il n'existe pas de règles véritables en dehors des lois naturelles qui constituent cet art. Ainsi, il est certain que, pour un peintre, les figures ont fatalement un nez, une bouche et deux yeux; mais quant à l'expression de la figure, à la vie même, elle lui appartient. De même au théâtre, il est nécessaire que les personnages entrent, causent et sortent. Et c'est tout; l'auteur reste ensuite le maître absolu de son oeuvre.
Pour conclure, ce n'est pas le public qui doit imposer son goût aux auteurs, ce sont les auteurs qui ont charge de diriger le public. En littérature, il ne peut exister d'autre souveraineté que celle du génie. La souveraineté du peuple est ici une croyance imbécile et dangereuse. Seul le génie marche en avant et pétrit comme une cire molle l'intelligence des générations.
III
Il est admis que les gens de province ouvrent de grands yeux dans nos théâtres, et admirent tout de confiance. Le journal qu'ils reçoivent de Paris a parlé, et l'on suppose qu'ils s'inclinent très bas, qu'ils n'osent juger à leur tour les pièces centenaires et les artistes applaudis par les Parisiens. C'est là une grande erreur.
Il n'y a pas de public plus difficile qu'un public de province. Telle est l'exacte vérité. J'entends un public formé par la bonne société d'une petite ville: les notaires, les avoués, les avocats, les médecins, les négociants. Ils sont habitués à être chez eux dans leur théâtre, sifflant les artistes qui leur déplaisent, formant leur troupe eux-mêmes, grâce à l'épreuve des trois débuts réglementaires. Notre engouement parisien les surprend toujours, parce qu'ils exigent avant tout d'un acteur de la conscience, une certaine moyenne de talent, un jeu uniforme et convenable; jamais, chez eux, une actrice ne se tirera d'une difficulté par une gambade; rien ne les choque comme ces fantaisies que l'argot des coulisses a nommées des «cascades». Aussi, quand ils viennent à Paris, ne peuvent-ils souvent s'expliquer la vogue extraordinaire de certaines étoiles de vaudeville et d'opérette. Ils restent ahuris et scandalisés.
Vingt fois, d'anciens amis de collège, débarqués à Paris pour huit jours, m'ont répété: «Nous sommes allés hier soir dans tel théâtre, et nous ne comprenons pas comment on peut tolérer telle actrice ou tel acteur. Chez nous, on les sifflerait sans pitié.» Naturellement, je ne veux nommer personne. Mais on serait bien surpris, si l'on savait pour quelles étoiles les gens de province se montrent si sévères. Remarquez qu'au fond leurs critiques portent presque toujours juste. Ce qu'ils ne veulent pas comprendre, c'est le coup de folie de Paris, cette flamme du succès qui enlève tout, ces triomphes d'un jour que nous faisons surtout aux femmes, lorsqu'elles ont, en dehors de leur plus ou de leur moins de talent, le quelque chose qui nous gratte au bon endroit.
L'air de la province est autre. Les provinciaux ne vivent pas dans notre air, et c'est pourquoi ils suffoquent à Paris. En outre, il faut faire la part d'une certaine jalousie. Le point est délicat, je ne voudrais pas insister; mais il est évident que la continuelle apothéose de Paris finit par agacer les bons bourgeois des quatre coins de la France. On ne leur parle que de Paris, tout est superbe à Paris; alors, lorsqu'ils peuvent surprendre Paris en flagrant délit de mensonge et de bêtise, ils triomphent. Il faut les entendre: Vraiment, les Parisiens ne sont pas difficiles, ils font des succès à des cabotins que Marseille ou Lyon a usés, ils s'engouent des rebuts de Bordeaux ou de Toulouse. Le pis est que les provinciaux ont souvent raison. Je voudrais qu'on les écoutât juger en ce moment les troupes de l'Opéra et de l'Opéra-Comique. Et ils retournent dans leurs villes, en haussant les épaules.
Ajoutez que le tapage de nos réclames irrite et déroute les gens qui, à cent et deux cents lieues, ne peuvent faire la part de l'exagération. Ils ne sont pas dans le secret des coulisses, ils ne devinent pas ce qu'il y a sous une bordée d'articles élogieux, lancée à la tête du premier petit torchon de femme venu. Nous autres, nous sourions, nous savons ce qu'il faut croire. Eux, dans le milieu mort de leurs villes, en dehors de notre monde, doivent tout prendre argent comptant. Pendant des mois, ils lisent au cercle que mademoiselle X... est une merveille de beauté et de talent. A la longue, ils prennent du respect pour elle. Puis, quand ils la voient, leur désillusion est terrible. Rien d'étonnant à ce qu'ils nous traitent alors de farceurs.
Et ce n'est pas seulement les artistes que les provinciaux jugent avec sévérité, ce sont encore les pièces, jusqu'au personnel de nos théâtres. Je sais, par exemple, que l'importunité de nos ouvreuses les exaspère. Un de mes amis, furibond, me disait encore hier qu'il ne comprenait pas comment nous pouvions tolérer une pareille vexation. Quant aux pièces, elles ne les satisfont presque jamais, parce que le plus souvent elles leur échappent; je parle des pièces courantes, de celles dont Paris consomme deux ou trois douzaines par hiver. On a dit avec raison qu'une bonne moitié du répertoire actuel n'est plus compris au delà des fortifications. Les allusions ne portent plus, la fleur parisienne se fane, les pièces ne gardent que leur carcasse maigre. Dès lors, il est naturel qu'elles déplaisent à des gens qui les jugent pour leur mérite absolu.
Il ne faut donc pas croire à une admiration passive des provinciaux dans nos théâtres. S'il est très vrai qu'ils s'y portent en foule, soyez certains qu'ils réservent leur libre jugement. Là curiosité les pousse, ils veulent épuiser les plaisirs de Paris; mais écoutez-les quand ils sortent, et vous verrez qu'ils se prononcent très carrément, qu'ils ont trois fois sur quatre des airs dédaigneux et fâchés, comme si l'on venait de les prendre à quelque attrape-nigauds.
Un autre fait que j'ai constaté et qui est très sensible en ce moment, c'est la passion de la province pour les théâtres lyriques. Un provincial qui se hasardera à passer une soirée à la Comédie-Française ira trois et quatre fois à l'Opéra. Je veux bien admettre que ce soit réellement la musique qui soulève une si belle passion. Mais encore faut-il expliquer les circonstances qui entretiennent et qui accroissent chaque