Les enfants du capitaine Grant. Jules VerneЧитать онлайн книгу.
air sérieux, et sans ajouter que l’usage du chat à neuf queues était défendu, et, d’ailleurs, parfaitement inutile à bord du Duncan.
Pour compléter le rôle des passagers, il suffira de nommer le major Mac Nabbs. Le major était un homme âgé de cinquante ans, d’une figure calme et régulière, qui allait où on lui disait d’aller, une excellente et parfaite nature, modeste, silencieux, paisible et doux; toujours d’accord sur n’importe quoi, avec n’importe qui, il ne discutait rien, il ne se disputait pas, il ne s’emportait point; il montait du même pas l’escalier de sa chambre à coucher ou le talus d’une courtine battue en brèche, ne s’émouvant de rien au monde, ne se dérangeant jamais, pas même pour un boulet de canon, et sans doute il mourra sans avoir trouvé l’occasion de se mettre en colère. Cet homme possédait au suprême degré non seulement le vulgaire courage des champs de bataille, cette bravoure physique uniquement due à l’énergie musculaire, mais mieux encore, le courage moral, c’est-à-dire la fermeté de l’âme.
S’il avait un défaut, c’était d’être absolument écossais de la tête aux pieds, un calédonien pur sang, un observateur entêté des vieilles coutumes de son pays. Aussi ne voulut-il jamais servir l’Angleterre, et ce grade de major, il le gagna au 42e régiment des Highland-Black-Watch, garde noire, dont les compagnies étaient formées uniquement de gentilshommes écossais. Mac Nabbs, en sa qualité de cousin des Glenarvan, demeurait au château de Malcolm, et en sa qualité de major il trouva tout naturel de prendre passage sur le Duncan.
Tel était donc le personnel de ce yacht, appelé par des circonstances imprévues à accomplir un des plus surprenants voyages des temps modernes. Depuis son arrivée au steamboat-quay de Glasgow, il avait monopolisé à son profit la curiosité publique; une foule considérable venait chaque jour le visiter; on ne s’intéressait qu’à lui, on ne parlait que de lui, au grand déplaisir des autres capitaines du port, entre autres du capitaine Burton, commandant le Scotia, un magnifique steamer amarré auprès du Duncan, et en partance pour Calcutta.
Le Scotia, vu sa taille, avait le droit de considérer le Duncan comme un simple fly-boat.
Cependant tout l’intérêt se concentrait sur le yacht de lord
Glenarvan, et s’accroissait de jour en jour.
En effet, le moment du départ approchait, John Mangles s’était montré habile et expéditif. Un mois après ses essais dans le golfe de la Clyde, le Duncan, arrimé, approvisionné, aménagé, pouvait prendre la mer. Le départ fut fixé au 25 août, ce qui permettait au yacht d’arriver vers le commencement du printemps des latitudes australes.
Lord Glenarvan, dès que son projet fut connu, n’avait pas été sans recevoir quelques observations sur les fatigues et les dangers du voyage; mais il n’en tint aucun compte, et il se disposa à quitter Malcolm-Castle. D’ailleurs, beaucoup le blâmaient qui l’admiraient sincèrement. Puis, l’opinion publique se déclara franchement pour le lord écossais, et tous les journaux, à l’exception des «organes du gouvernement», blâmèrent unanimement la conduite des commissaires de l’amirauté dans cette affaire. Au surplus, lord Glenarvan fut insensible au blâme comme à l’éloge: il faisait son devoir, et se souciait peu du reste.
Le 24 août, Glenarvan, lady Helena, le major Mac Nabbs, Mary et Robert Grant, Mr Olbinett, le steward du yacht, et sa femme Mrs Olbinett, attachée au service de lady Glenarvan, quittèrent Malcolm-Castle, après avoir reçu les touchants adieux des serviteurs de la famille. Quelques heures plus tard, ils étaient installés à bord. La population de Glasgow accueillit avec une sympathique admiration lady Helena, la jeune et courageuse femme qui renonçait aux tranquilles plaisirs d’une vie opulente et volait au secours des naufragés.
Les appartements de lord Glenarvan et de sa femme occupaient dans la dunette tout l’arrière du Duncan; ils se composaient de deux chambres à coucher, d’un salon et de deux cabinets de toilette; puis il y avait un carré commun, entouré de six cabines, dont cinq étaient occupées par Mary et Robert Grant, Mr et Mrs Olbinett, et le major Mac Nabbs. Quant aux cabines de John Mangles et de Tom Austin, elles se trouvaient situées en retour et s’ouvraient sur le tillac.
L’équipage était logé dans l’entrepont, et fort à son aise, car le yacht n’emportait d’autre cargaison que son charbon, ses vivres et des armes. La place n’avait donc pas manqué à John Mangles pour les aménagements intérieurs, et il en avait habilement profité.
Le Duncan devait partir dans la nuit du 24 au 25 août, à la marée descendante de trois heures du matin. Mais, auparavant, la population de Glasgow fut témoin d’une cérémonie touchante. À huit heures du soir, lord Glenarvan et ses hôtes, l’équipage entier, depuis les chauffeurs jusqu’au capitaine, tous ceux qui devaient prendre part à ce voyage de dévouement, abandonnèrent le yacht et se rendirent à Saint-Mungo, la vieille cathédrale de Glasgow.
Cette antique église restée intacte au milieu des ruines causées par la réforme et si merveilleusement décrite par Walter Scott, reçut sous ses voûtes massives les passagers et les marins du Duncan.
Une foule immense les accompagnait. Là, dans la grande nef, pleine de tombes comme un cimetière, le révérend Morton implora les bénédictions du ciel et mit l’expédition sous la garde de la providence. Il y eut un moment où la voix de Mary Grant s’éleva dans la vieille église. La jeune fille priait pour ses bienfaiteurs et versait devant Dieu les douces larmes de la reconnaissance. Puis, l’assemblée se retira sous l’empire d’une émotion profonde. À onze heures, chacun était rentré à bord. John Mangles et l’équipage s’occupaient des derniers préparatifs.
À minuit, les feux furent allumés; le capitaine donna l’ordre de les pousser activement, et bientôt des torrents de fumée noire se mêlèrent aux brumes de la nuit. Les voiles du Duncan avaient été soigneusement renfermées dans l’étui de toile qui servait à les garantir des souillures du charbon, car le vent soufflait du sud-ouest et ne pouvait favoriser la marche du navire.
À deux heures, le Duncan commença à frémir sous la trépidation de ses chaudières; le manomètre marqua une pression de quatre atmosphères; la vapeur réchauffée siffla par les soupapes; la marée était étale; le jour permettait déjà de reconnaître les passes de la Clyde entre les balises et les biggings dont les fanaux s’effaçaient peu à peu devant l’aube naissante. Il n’y avait plus qu’à partir.
John Mangles fit prévenir lord Glenarvan, qui monta aussitôt sur le pont.
Bientôt le jusant se fit sentir; le Duncan lança dans les airs de vigoureux coups de sifflet, largua ses amarres, et se dégagea des navires environnants; l’hélice fut mise en mouvement et poussa le yacht dans le chenal de la rivière.
John n’avait pas pris de pilote; il connaissait admirablement les passes de la Clyde, et nul pratique n’eût mieux manœuvré à son bord. Le yacht évoluait sur un signe de lui: de la main droite il commandait à la machine; de la main gauche, au gouvernail, silencieusement et sûrement. Bientôt les dernières usines firent place aux villas élevées çà et là sur les collines riveraines, et les bruits de la ville s’éteignirent dans l’éloignement.
Une heure après le Duncan rasa les rochers de Dumbarton; deux heures plus tard, il était dans le golfe de la Clyde; à six heures du matin, il doublait le mull de Cantyre, sortait du canal du nord, et voguait en plein océan.
Chapitre VI Le passager de la cabine numéro six
Pendant cette première journée de navigation, la mer fut assez houleuse, et le vent fraîchit vers le soir; le Duncan était fort secoué; aussi les dames ne parurent-elles pas sur la dunette; elles restèrent couchées dans leurs cabines, et firent bien.
Mais le lendemain le vent tourna d’un point; le capitaine John établit la misaine, la brigantine et le petit hunier; le Duncan, mieux appuyé sur les flots, fut moins sensible aux mouvements de roulis et de tangage. Lady Helena et Mary Grant purent dès l’aube rejoindre