Discours de la méthode. Рене ДекартЧитать онлайн книгу.
étonnant, prodige de la nature, où tous les objets acquièrent tour à tour une existence successive; où les espaces, les figures et les mouvements qui m'environnent sont créés; où les astres qui existent à cent millions de lieues deviennent comme partie de moi-même; où, dans un demi-pouce de diamètre, est contenu l'univers? Quelles lois président à ce mécanisme? quelle harmonie fait concourir au même but tant de parties différentes? Descartes analyse et dessine toutes ces parties, et celles qui ont besoin d'un certain degré de convexité pour procurer la vue, et celles qui se rétrécissent ou s'étendent à proportion du nombre de rayons qu'il faut recevoir; et ces humeurs, d'une nature comme d'une densité différente, où la lumière souffre trois réfractions successives; et cette membrane si déliée, composée des filets du nerf optique, où l'objet vient se peindre; et ces muscles si agiles qui impriment à l'oeil tous les mouvements dont il a besoin. Par le jeu rapide et simultané de tous ces ressorts, les rayons rassemblés viennent peindre sur la rétine l'image des objets; et les houppes nerveuses transmettent par leur ébranlement leur impression jusqu'au cerveau. Là finissent les opérations mécaniques, et commencent celles de l'âme. Cette peinture si admirable est encore imparfaite, et il faut en corriger les défauts; il faut apprendre à voir. L'image peinte dans l'oeil est renversée; il faut remettre les objets dans leur situation: l'image est double; il faut la simplifier. Mais vous n'aurez point encore les idées de distance, de figure et de grandeur; vous n'avez que des lignes et des angles mathématiques. L'âme s'assure d'abord de la distance par le sens du toucher et le mouvement progressif; elle juge ensuite les grandeurs relatives par les distances, en comparant l'ouverture des angles formés au fond de l'oeil. Des distances et des grandeurs combinées résulte la connoissance des figures. Ainsi le sens de la vue se perfectionne et se forme par degrés; ainsi l'organe qui touche prête ses secours à l'organe qui voit; et la vision est en même temps le résultat de l'image tracée dans l'oeil et d'une foule de jugements rapides et imperceptibles, fruits de l'expérience. Descartes, sur tous ces objets, donne des règles que personne n'avoit encore développées avant lui; il guide la nature, et apprend à l'homme à se servir du plus noble de ses sens. Mais, dans un être aussi borné et aussi foible, tout s'altère; cette organisation si étonnante est sujette à se déranger; enfin, le genre humain est en droit d'accuser la nature, qui, l'ayant placé et comme suspendu entre deux infinis, celui de l'extrême grandeur et celui de l'extrême petitesse, a également borné sa vue des deux côtés, et lui dérobe les deux extrémités de la chaîne. Grâces à l'industrie humaine appliquée aux productions de la nature, à l'aide du sable dissous par le feu, on a su faire de nouveaux yeux à l'homme, prescrire de nouvelles routes à la lumière, rapprocher l'espace, et rendre visible ce qui ne l'est pas. Roger Bacon, dans un siècle barbare, prédit le premier ces effets étonnants; Alexandre Spina découvrit les verres concaves et convexes; Métius, artisan hollandais, forma le premier télescope; Galilée en expliqua le mécanisme: Descartes s'empare de tous ces prodiges; il en développe et perfectionne la théorie; il les crée pour ainsi dire de nouveau par le calcul mathématique; il y ajoute une infinité de vues, soit pour accélérer la réunion des parties de la lumière, soit pour la retarder, soit pour déterminer les courbes les plus propres à la réfraction, soit pour combiner celles qui, réunies, feront le plus d'effet; il descend même jusqu'à guider la main de l'artiste qui façonne les verres, et, le compas à la main, il lui trace des machines nouvelles pour perfectionner et faciliter ses travaux. Tels sont les objets et la marche de la dioptrique de Descartes19, un des plus beaux monuments de ce grand homme, qui suffiroit seul pour l'immortaliser, et qui est le premier ouvrage où l'on ait appliqué, avec autant d'étendue que de succès, la géométrie à la physique. Dès l'âge de vingt ans il avoit jeté un coup d'ceil rapide sur la théorie des sons, qui peut-être a tant d'analogie avec celle de la lumière20. Il avoit porté une géométrie profonde dans cet art, qui chez les anciens tenoit aux moeurs et faisoit partie de la constitution des états, qui chez les modernes est à peine créé depuis un siècle, qui chez quelques nations est encore à son berceau; art étonnant et incroyable, qui peint par le son, et qui, par les vibrations de l'air, réveille toutes les passions de l'âme. Il applique de même les calculs mathématiques à la science des mouvements; il détermine l'effet de ces machines qui multiplient les bras de l'homme, et sont comme de nouveaux muscles ajoutés à ceux qu'il tient de la nature. L'équilibre des forces, la résistance des poids, l'action des frottements, le rapport des vitesses et des masses, la combinaison des plus grands effets par les plus petites puissances possibles; tout est ou développé ou indiqué dans quelques lignes que Descartes a jetées presque au hasard21. Mais, comme, jusque dans ses plus petits ouvrages, sa marche est toujours grande et philosophique, c'est d'un seul principe qu'il déduit les propriétés différentes de toutes les machines qu'il explique.
Un plus grand objet vient se présenter à lui: une machine plus étonnante, composée de parties innombrables, dont plusieurs sont d'une finesse qui les rend imperceptibles à l'oeil même le plus perçant; machine qui, par ses parties solides, représente des leviers, des cordes, des poulies, des poids et des contre-poids, et est assujettie aux lois de la statique ordinaire; qui, par ses fluides et les vaisseaux qui les contiennent, suit les règles de l'équilibre et du mouvement des liqueurs; qui, par des pompes qui aspirent l'air et qui le rendent, est asservie aux inégalités et à la pression de l'atmosphère; qui, par des filets presque invisibles répandus à toutes ses extrémités, a des rapports innombrables et rapides avec ce qui l'environne; machine sur laquelle tous les objets de l'univers viennent agir, et qui réagit sur eux; qui, comme la plante, se nourrit, se développe et se reproduit, mais qui à la vie végétale joint le mouvement progressif; machine organisée, mécanique vivante, mais dont tous les ressorts sont intérieurs et dérobés à l'oeil, tandis qu'au dehors on ne voit qu'une décoration simple à la fois et magnifique, où sont rassemblés et le charme des couleurs, et la beauté des formes, et l'élégance des contours, et l'harmonie des proportions: c'est le corps humain. Descartes ose le considérer dans son ensemble et dans tous ses détails. Après avoir parcouru l'univers et toutes les portions de la nature, il revient à lui-même. Il veut se rendre compte de sa vie, de ses mouvements, de ses sens. Qui lui expliquera un nouvel univers plus incompréhensible que le premier? Ce n'est point dans les auteurs qui ont écrit qu'il va puiser ses connoissances, c'est dans la nature; c'est elle qui fait la raison d'un grand homme, et non point ce qu'on a pensé avant lui. On lui demande où sont ses livres. Les voilà, dit-il en montrant des animaux qu'il étoit prêt à disséquer. L'anatomie, créée par Hippocrate, cultivée par Aristote, réduite en art par les travaux d'Hérophile et d'Erasistrate, rassemblée en corps par Galien, suspendue et presque anéantie pendant près de onze siècles, avoit été ranimée tout-à-coup par Vésale. Depuis cent ans elle faisoit des progrès en Europe, mais les faisoit avec lenteur, comme toutes les connoissances humaines, qui sont filles du temps. Descartes eut aussi la gloire d'être un des premiers anatomistes de son siècle; mais, comme il étoit né encore plus pour lier des connoissances et les ordonner entre elles que pour faire des observations, il porta dans l'anatomie ce caractère qui le suivoit partout. En découvrant l'effet, il remontoit à la cause; en analysant les parties, il examinoit leurs rapports entre elles, et leurs rapports avec le tout. Ne cherchez point à le fixer long-temps sur un petit objet; il veut voir l'ensemble de tout ce qu'il embrasse. Son esprit impatient et rapide court au devant de l'observation; il la précède plus qu'il ne la suit; il lui indique sa route; elle marche; il revient ensuite sur elle; il généralise d'un coup d'oeil et en un instant tout ce qu'elle lui rapporte; souvent il a vu avant qu'elle ait parlé. Que doit-il résulter d'une pareille marche dans un homme de génie? quelques erreurs et de grandes idées, des masses de lumière à travers des nuages. C'est aussi ce que l'on trouve dans le Traité de Descartes sur l'homme22. Il le composa après quinze ans d'observations anatomiques. Il suppose d'abord une machine entièrement semblable à la nôtre: quand il en sera temps, il lui donnera une âme; mais d'abord il veut voir ce que le mécanisme seul peut produire dans un pareil ouvrage. Il lui met seulement dans le coeur un feu secret et actif, semblable à celui qui fait bouillonner les liqueurs