Le Journal d'une Femme de Chambre. Octave MirbeauЧитать онлайн книгу.
maîtres je n'ai pu recueillir des indications précises et formelles... Mais j'ai senti que le ménage ne va pas, que Monsieur n'est rien dans la maison, que c'est Madame qui est tout, que Monsieur tremble devant Madame, comme un petit enfant... Ah! il ne doit pas rire tous les jours, le pauvre homme!... Sûrement, il en voit, en entend, en subit de toutes les sortes... J'imagine que j'aurai, parfois, du bon temps à être là...
Au dessert, Madame, qui durant le repas n'avait cessé de renifler mes mains, mes bras, mon corsage, a dit d'une voix nette et tranchante:
—Je n'aime pas qu'on se mette des parfums...
Comme je ne répondais pas, faisant semblant d'ignorer que cette phrase s'adressât à moi.
—Vous entendez, Célestine?
—Bien, Madame.
Alors, j'ai regardé, à la dérobée, le pauvre Monsieur qui les aime, lui, les parfums, ou du moins, qui aime mon parfum. Les deux coudes sur la table, indifférent en apparence, mais, dans le fond, humilié et navré, il suivait le vol d'une guêpe attardée au-dessus d'une assiette de fruits... Et c'était maintenant un silence morne dans cette salle à manger que le crépuscule venait d'envahir, et quelque chose d'inexprimablement triste, quelque chose d'indiciblement pesant tombait du plafond sur ces deux êtres, dont je me demande vraiment à quoi ils servent et ce qu'ils font sur la terre.
—La lampe, Célestine!
C'était la voix de Madame, plus aigre dans ce silence et dans cette ombre. Elle me fit sursauter...
—Vous voyez bien qu'il fait nuit... Je ne devrais pas avoir à vous demander la lampe... Que ce soit la dernière fois, n'est-ce pas?
En allumant la lampe, cette lampe qui ne peut se réparer qu'en Angleterre, j'avais envie de crier au pauvre Monsieur:
—Attends un peu, mon gros, et ne crains rien... et ne te désole pas. Je t'en donnerai à boire et à manger des parfums que tu aimes et dont tu es si privé... Tu les respireras, je te le promets, tu les respireras à mes cheveux, à ma bouche, à ma gorge, à toute ma chair... Tous les deux, nous lui en ferons voir de joyeuses, à cette pécore... je t'en réponds!...
Et, pour matérialiser cette muette invocation, en déposant la lampe sur la table, je pris soin de frôler légèrement le bras de Monsieur, et je me retirai...
L'office n'est pas gai. En plus de moi, il n'y a que deux domestiques, une cuisinière qui grinche tout le temps, un jardinier-cocher qui ne dit jamais un mot. La cuisinière s'appelle Marianne, le jardinier-cocher, Joseph... Des paysans abrutis... Et ce qu'ils ont des têtes!... Elle, grasse, molle, flasque, étalée, le cou sortant en triple bourrelet d'un fichu sale avec quoi l'on dirait qu'elle essuie ses chaudrons, les deux seins énormes et difformes roulant sous une sorte de camisole en cotonnade bleue plaquée de graisse, sa robe trop courte découvrant d'épaisses chevilles et de larges pieds chaussés de laine grise; lui, en manches de chemise, tablier de travail et sabots, rasé, sec, nerveux, avec un mauvais rictus sur les lèvres qui lui fendent le visage d'une oreille à l'autre, et une allure tortueuse, des mouvements sournois de sacristain... Tels sont mes deux compagnons...
Pas de salle à manger pour les domestiques. Nous prenons nos repas dans la cuisine, sur la même table où, durant la journée, la cuisinière fait ses saletés, découpe ses viandes, vide ses poissons, taille ses légumes, avec ses doigts gras et ronds comme des boudins... Vrai!... Ça n'est guère convenable... Le fourneau allumé rend l'atmosphère de la pièce étouffante. Il y circule des odeurs de vieille graisse, de sauces rances, de persistantes fritures. Pendant que nous mangeons, une marmite où bout la soupe des chiens exhale une vapeur fétide qui vous prend à la gorge et vous fait tousser... C'est à vomir!... On respecte davantage les prisonniers dans les prisons et les chiens dans les chenils...
On nous a servi du lard aux choux, et du fromage puant;... pour boisson, du cidre aigre... Rien d'autre. Des assiettes de terre, dont l'émail est fendu et qui sentent le graillon, des fourchettes en fer-blanc complètent ce joli service.
Étant trop nouvelle dans la maison, je n'ai pas voulu me plaindre. Mais je n'ai pas voulu manger, non plus. Pour m'abîmer l'estomac davantage, merci!
—Pourquoi ne mangez-vous pas? m'a dit la cuisinière.
—Je n'ai pas faim.
J'ai articulé cela d'un ton très digne... Alors, Marianne a grogné:
—Il faudrait peut-être des truffes à Mademoiselle?
Sans me fâcher, mais pincée et hautaine, j'ai répliqué:
—Mais, vous savez, j'en ai mangé des truffes... Tout le monde ne pourrait pas en dire autant ici...
Cela l'a fait taire.
Pendant ce temps, le jardinier-cocher s'emplissait la bouche de gros morceaux de lard, et me regardait en dessous. Je ne saurais dire pourquoi, cet homme a un regard gênant... et son silence me trouble. Bien qu'il ne soit plus jeune, je suis étonnée de la souplesse, de l'élasticité de ses mouvements;... ses reins ont des ondulations de reptile... J'en arrive à le détailler davantage... Ses durs cheveux grisonnants, son front bas, ses yeux obliques, ses pommettes proéminentes, sa large et forte mâchoire, et ce menton long, charnu, relevé, tout cela lui donne un caractère étrange que je ne puis définir... Est-il godiche?... Est-il canaille?... Je n'en sais rien. Pourtant, il est curieux que cet homme me retienne de la sorte... A la longue, cette obsession s'atténue et s'efface. Et je me rends compte que c'est là encore un des mille et mille tours de mon imagination excessive, grossissante et romanesque, qui me fait voir les choses et les gens en trop beau ou en trop laid, et qui, de ce misérable Joseph, veut à toute force créer quelqu'un de supérieur au rustre stupide, au lourd paysan qu'il est réellement.
Vers la fin du dîner, Joseph, sans toujours dire un mot, a tiré de la poche de son tablier la Libre Parole, qu'il s'est mis à lire avec attention, et Marianne, qui avait bu deux pleines carafes de cidre, s'est amollie, est devenue plus aimable. Vautrée sur sa chaise, ses manches retroussées et découvrant le bras nu, son bonnet un peu de travers sur des cheveux dépeignés, elle m'a demandé d'où j'étais, où j'avais été, si j'avais fait de bonnes places, si j'étais contre les Juifs?... Et nous avons causé, quelque temps, presque amicalement... A mon tour, j'ai demandé des renseignements sur la maison, s'il venait souvent du monde et quel genre de monde, si Monsieur faisait attention aux femmes de chambre, si Madame avait un amant?...
Ah! non, il fallait voir sa tête et celle de Joseph que mes questions interrompaient, par à-coups, dans sa lecture... Ce qu'ils étaient scandalisés et ridicules!... On n'a pas idée de ce qu'ils sont en retard, en province... Ça ne sait rien... ça ne voit rien... ça ne comprend rien... ça s'esbrouffe de la chose la plus naturelle... Et, cependant, lui, avec son air pataud et respectable, elle, avec ses manières vertueuses et débraillées, on ne m'ôtera pas de l'esprit qu'ils couchent ensemble... Ah! non!... il faut être vraiment privée pour se payer un type comme ça...
—On voit bien que vous venez de Paris, de je ne sais d'où?... m'a reproché aigrement la cuisinière.
A quoi Joseph, dodelinant de la tête, a brièvement ajouté:
—Pour sûr!...
Il s'est remis à lire la Libre Parole... Marianne s'est levée pesamment et a retiré la marmite du feu... Nous n'avons plus causé...
Alors, j'ai pensé à ma dernière place, à monsieur Jean, le valet de chambre, si distingué avec ses favoris noirs et sa peau blanche soignée comme une peau de femme. Ah! il était si beau garçon, monsieur Jean, si gai, si gentil, si délicat, si adroit, lorsque, le soir, il nous lisait Fin de siècle, qu'il nous racontait des histoires polissonnes et touchantes, qu'il nous mettait au courant des lettres de Monsieur... Il y a du changement, aujourd'hui... Comment cela est-il possible que j'en sois arrivée à m'échouer ici, parmi de telles gens, et loin de tout ce que j'aime?
J'ai presque envie de pleurer.
Et j'écris ces lignes dans ma chambre,