L'Argent. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
lui-même n'était plus qu'un cube de pierre, strié régulièrement par les colonnes, un cube d'un gris sale, nu et laid, planté d'un drapeau en loques. Mais, surtout, les marches et le péristyle l'étonnaient, piquetés de fourmis noires, toute une fourmilière en révolution, s'agitant, se donnant un mouvement énorme, qu'on ne s'expliquait plus, de si haut, et qu'on prenait en pitié.
«Comme ça rapetisse! reprit-il. On dirait qu'on va tous les prendre dans la main, d'une poignée.»
Puis, connaissant les idées de son interlocuteur, il ajouta en riant:
«Quand balayez-vous tout ça, d'un coup de pied?»
Sigismond haussa les épaules.
«A quoi bon? vous vous démolissez bien vous-mêmes.»
Et, peu à peu, il s'anima, il déborda du sujet dont il était plein. Un besoin de prosélytisme le lançait, au moindre mot, dans l'exposition de son système.
«Oui, oui, vous travaillez pour nous, sans vous en douter.... Vous êtes là quelques usurpateurs, qui expropriez la masse du peuple; et quand vous serez gorgés, nous n'aurons qu'à vous exproprier à notre tour... Tout accaparement, toute centralisation conduit au collectivisme. Vous nous donnez une leçon pratique, de même que les grandes propriétés absorbant les lopins de terre, les grands producteurs dévorant les ouvriers en chambre, les grandes maisons de crédit et les grands magasins tuant toute concurrence, s'engraissant de la ruine des petites banques et des petites boutiques, sont un acheminement lent, mais certain, vers le nouvel état social.... Nous attendons que tout craque, que le mode de production actuelle ait abouti au malaise intolérable des ses dernières conséquences. Alors, les bourgeois et les paysans eux-mêmes nous aideront.»
Saccard, intéressé, le regardait avec une vague inquiétude, bien qu'il le prît pour un fou.
«Mais enfin, expliquez-moi, qu'est-ce que c'est que votre collectivisme?
Le collectivisme, c'est la transformation des capitaux privés, vivant des luttes de la concurrence, en un capital social unitaire, exploité par le travail de tous.... Imaginez une société où les instruments de la production sont la propriété de tous, où tout le monde travaille selon son intelligence et sa vigueur, et où les produits de cette coopération sociale sont distribués à chacun, au prorata de son effort. Rien n'est plus simple, n'est-ce pas? une production commune dans les usines, les chantiers et les ateliers de la nation; puis, un échange, un paiement en nature. Si il y a surcroît de production, on le met dans des entrepôts publics, d'où il est repris pour combler les déficits qui peuvent se produire. C'est une balance à faire.... Et cela, comme d'un coup de hache, abat l'arbre pourri. Plus de concurrence, plus de capital privé, donc plus d'affaires d'aucune sorte, ni commerce, ni marchés, ni Bourses. L'idée de gain n'a plus aucun sens. Les sources de la spéculation, les rentes gagnées sans travail, sont taries.
Oh! oh! interrompit Saccard, ça changerait diablement les habitudes de bien du monde! Mais ceux qui ont des rentes aujourd'hui, qu'en faite vous? Ainsi, Gundermann, vous lui prenez son milliard?
—Nullement, nous ne sommes pas des voleurs. Nous le rachèterions son milliard, toutes ses valeurs, ses titres de rente, par de bons de jouissance, divisés en annuités. Et vous imaginez-vous ce capital immense remplacé ainsi par une richesse suffocante de moyens de consommation en moins de cent années, les descendants de votre Gundermann seraient réduits, comme les autres citoyens, au travail personnel; car les annuités finiraient bien par s'épuiser, et ils n'auraient pu capitaliser leurs économies forcées, le trop-plein de cet écrasement de provisions, en admettant même qu'on conserve intact le droit d'héritage.... Je vous dis que cela balaie d'un coup, non seulement les affaires individuelles, les sociétés d'actionnaires, les associations de capitaux privés, mais encore toutes les sources indirectes de rentes, tous les systèmes de crédit, prêts, loyers, fermages.... Il n'y a plus, comme mesure de la valeur, que le travail. Le salaire se trouve naturellement supprimé, n'étant pas, dans l'état capitaliste actuel, équivalent au produit exact du travail, puisqu'il ne représente jamais que ce qui est strictement nécessaire au travailleur pour son entretien quotidien. Et il faut reconnaître que l'état actuel est seul coupable, que le patron le plus honnête est bien forcé de suivre la dure loi de la concurrence, d'exploiter ses ouvriers, s'il veut vivre. C'est notre système social entier à détruire.... Ah! Gundermann étouffant sous l'accablement de ses bons de jouissance! les héritiers de Gundermann n'arrivant pas à tout manger, obligés de donner aux autres et de reprendre la pioche ou l'outil, comme les camarades!»
Et Sigismond éclata d'un bon rire d'enfant en récréation, toujours debout près de la fenêtre, les regards sur la Bourse, où grouillait la noire fourmilière du jeu. Des rougeurs ardentes montaient à ses pommettes, il n'avait d'autre amusement que de s'imaginer ainsi les plaisantes ironies de la justice de demain.
Le malaise de Saccard avait grandi. Si ce rêveur éveillé disait vrai, pourtant? s'il avait deviné l'avenir? Il expliquait des choses qui semblaient très claires et sensées.
«Bah! murmura-t-il pour se rassurer, tout ça n'arrivera pas l'année prochaine.
—Certes! reprit le jeune homme, redevenu grave et las. Nous sommes dans la période transitoire, la période d'agitation. Peut-être y aura-t-il des violences révolutionnaires, elles sont souvent inévitables. Mais les exagérations, les emportements sont passagers.... Oh! je ne me dissimule pas les grandes difficultés immédiates. Tout cet avenir rêvé semble impossible, on n'arrive pas à donner aux gens une idée raisonnable de cette société future, cette société de juste travail, dont les mœurs seront si différentes des nôtres. C'est comme un autre monde dans une autre planète.... Et puis, il faut bien le confesser, la réorganisation n'est pas prête, nous cherchons encore. Moi, qui ne dors plus guère, j'y épuise mes nuits. Par exemple, il est certain qu'on peut nous dire: "Si les choses sont ce qu'elles sont, c'est que la logique des faits humains les a faites ainsi." Dès lors, quel labeur pour ramener le fleuve à sa source et le diriger dans une autre vallée!... Certainement, l'état social actuel a dû sa prospérité séculaire au principe individualiste, que l'émulation, l'intérêt personnel rend d'une fécondité de production sans cesse renouvelée. Le collectivisme arrivera-t-il jamais à cette fécondité, et par quel moyen activer la fonction productive du travailleur, quand l'idée de gain sera détruite? Là est, pour moi, le doute, l'angoisse, le terrain faible où il faut que nous nous battions, si nous voulons que la victoire du socialisme s'y décide un jour.... Mais nous vaincrons, parce que nous sommes la justice. Tenez! vous voyez ce monument devant vous.... Vous le voyez?
—La Bourse? dit Saccard. Parbleu! oui, je la vois!
—Eh bien, ce serait bête de la faire sauter, qu'on la rebâtirait ailleurs.... Seulement, je vous prédis qu'elle sautera d'elle-même, quand l'État l'aura expropriée, devenu logiquement l'unique et universelle banque de la nation; et, qui sait? elle servira alors d'entrepôt public à nos richesses trop grandes, un des greniers d'abondance où nos petits-fils trouveront le luxe de leurs jours de fête!»
D'un geste large, Sigismond ouvrait cet avenir de bonheur général et moyen. Et il s'était tellement exalté, qu'un nouvel accès de toux le secoua, revenu à sa table, les coudes parmi ses papiers, la tête entre les mains, pour étouffer le râle déchiré de sa gorge. Mais, cette fois, il ne se calmait pas. Brusquement, la porte s'ouvrit, Busch accourut, ayant congédié la Méchain, l'air bouleversé, souffrant lui-même de cette toux abominable. Tout de suite, il s'était penché, avait pris son frère dans ses grands bras, comme un enfant dont on berce la douleur.
«Voyons, mon petit, qu'est-ce que tu as encore, à t'étrangler? Tu sais, je veux que tu fasses venir un médecin. Ce n'est pas raisonnable.... Tu auras trop causé, c'est sûr.»
Et il regardait d'un œil oblique Saccard, resté au milieu de la pièce, décidément bousculé par ce qu'il venait d'entendre, dans la bouche de ce grand diable, si passionné et si malade, qui, de sa fenêtre, là-haut, devait jeter un sort sur la Bourse, avec ses histoires de tout balayer pour tout reconstruire.
«Merci, je vous laisse, dit le visiteur, ayant hâte d'être