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L'Argent. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.

L'Argent - Emile Zola


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chaque jour... Je vous dis que le ver est dans le fruit. Tout crèvera.»

      Alors ce fut une protestation bruyante. Ce sacré Moser avait sa crise de foie, décidément. Mais lui-même, en parlant, ne quittait pas des yeux la table voisine, où Mazaud et Amadieu continuaient, dans le bruit, à causer très bas. Peu à peu, la salle entière s'inquiétait de ces longues confidences. Qu'avaient-ils à se dire, pour chuchoter ainsi? Sans doute, Amadieu donnait des ordres, préparait un coup. Depuis trois jours, de mauvais bruits couraient sur les travaux de Suez. Moser cligna les yeux, baissa également la voix.

      «Vous savez, les Anglais veulent empêcher qu'on travaille là-bas. On pourrait bien avoir la guerre.»

      Cette fois, Pillerault fut ébranlé, par l'énormité même de la nouvelle. C'était incroyable, et tout de suite le mot vola de table en table, acquérant la force d'une certitude l'Angleterre avait envoyé un ultimatum, demandant la cessation immédiate des travaux. Amadieu, évidemment, ne causait que de ça avec Mazaud, à qui il donnait l'ordre de vendre tous ses Suez. Un bourdonnement de panique s'éleva dans l'air chargé d'odeurs grasses, au milieu du bruit croissant des vaisselles remuées. Et, à ce moment, ce qui porta l'émotion à son comble, ce fut l'entrée brusque d'un commis de l'agent de change, le petit Flory, un garçon à figure tendre, mangée d'une épaisse barbe châtaine. Il se précipita, un paquet de fiches à la main, et les remit au patron, en lui parlant à l'oreille.

      «Bon!» répondit simplement Mazaud, qui classa les fiches dans son carnet.

      Puis, tirant sa montre:

      «Bientôt midi! Dites à Berthier de m'attendre. Et soyez là vous-même, montez chercher les dépêches.»

      Lorsque Flory s'en fut allé, il reprit sa conversation avec Amadieu, tira d'autres fiches de sa poche, qu'il posa sur la nappe, à côté de son assiette; et, à chaque minute, un client qui partait se penchait au passage, lui disait un mot, qu'il inscrivait rapidement sur un des bouts de papier, entre deux bouchées. La fausse nouvelle, venue on ne savait d'où, née de rien, grossissait comme une nuée d'orage.

      «Vous vendez, n'est-ce pas?» demanda Moser à Salmon..

      Mais le muet sourire de ce dernier fut si aiguisé de finesse, qu'il en resta anxieux, doutant maintenant de cet ultimatum de l'Angleterre, qu'il ne savait même pas avoir inventé.

      «Moi, j'achète tant qu'on voudra», conclut Pillerault, avec sa témérité vaniteuse de joueur sans méthode.

      Les tempes chauffées par la griserie du jeu, que fouettait cette fin bruyante de déjeuner, dans l'étroite salle, Saccard s'était décidé à manger ses asperges, en s'irritant de nouveau contre Huret, sur lequel il ne comptait plus. Depuis des semaines, lui, si prompt à se résoudre, il hésitait, combattu d'incertitudes. Il sentait bien l'impérieuse nécessité de faire peau neuve, et il avait rêvé d'abord une vie toute nouvelle, dans la haute administration ou dans la politique. Pourquoi le Corps législatif ne l'aurait-il pas mené au conseil des ministres, comme son frère? Ce qu'il reprochait à la spéculation, c'était la continuelle instabilité, les grosses sommes aussi vite perdues que gagnées: jamais il n'avait dormi sur le million réel, ne devant rien à personne. Et, à cette heure où il faisait son examen de conscience, il se disait qu'il était peut-être trop passionné pour cette bataille de l'argent, qui demandait tant de sang-froid. Cela devait expliquer comment, après une vie si extraordinaire de luxe et de gêne, il sortait vidé, brûlé, de ces dix années de formidables trafics sur les terrains du nouveau Paris, dans lesquels tant d'autres, plus lourds, avaient ramassé de colossales fortunes. Oui, peut-être s'était-il trompé sur ses véritables aptitudes, peut-être triompherait-il d'un bond, dans la bagarre politique, avec son activité, sa foi ardente. Tout allait dépendre de la réponse de son frère. Si celui-ci le repoussait, le rejetait au gouffre de l'agio, eh bien! ce serait sans doute tant pis pour lui et les autres, il risquerait le grand coup dont il ne parlait encore à personne, l'affaire énorme qu'il rêvait depuis des semaines et qui l'effrayait lui-même, tellement elle était vaste, faite, si elle réussissait ou si elle croulait, pour remuer le monde.

      Pillerault élevait la voix.

      «Mazaud, est-ce fini, l'exécution de Schlosser?

      —Oui, répondit l'agent de change, l'affiche sera mise aujourd'hui... Que voulez-vous? c'est toujours ennuyeux, mais j'avais reçu les renseignements les plus inquiétants et je l'ai escompté le premier. Il faut bien, de temps à autre, donner un coup de balai.

      —On m'a affirmé, dit Moser, que vos collègues, Jacoby et Delarocque, y étaient pour des sommes rondes.»

      L'agent eut un geste vague.

      «Bah! c'est la part du feu.... Ce Schlosser devait être d'une bande, et il en sera quitte pour aller écumer la Bourse de Berlin ou de Vienne.»

      Les yeux de Saccard s'étaient portés sur Sabatani, dont un hasard lui avait révélé l'association secrète avec Schlosser: tous deux jouaient le jeu connu, l'un à la hausse, l'autre à la baisse sur une même valeur, celui qui perdait en étant quitte pour partager le bénéfice de l'autre, et disparaître. Mais le jeune homme payait tranquillement l'addition du déjeuner fin qu'il venait de faire. Puis, avec sa grâce caressante d'Oriental mâtiné d'Italien, il vint serrer la main de Mazaud, dont il était le client. Il se pencha, donna un ordre, que celui-ci écrivit sur une fiche.

      «Il vend ses Suez», murmura Moser.

      Et, tout haut, cédant à un besoin, malade de doute:

      «Hein? que pensez-vous du Suez?»

      Un silence se fit dans le brouhaha des voix, toutes les têtes des tables voisines se tournèrent. La question résumait l'anxiété croissante. Mais le dos d'Arnadieu qui avait simplement invité Mazaud pour lui recommander un de ses neveux, restait impénétrable, n'ayant rien à dire; tandis que l'agent, que les ordres de vente qu'il recevait commençaient à étonner, se contentait de hocher la tête, par une habitude professionnelle de discrétion.

      «Le Suez, c'est très bon!» déclara de sa voix chantante Sabatani, qui, avant de sortir, se dérangea de son chemin, pour serrer galamment la main de Saccard.

      Et Saccard garda un moment la sensation de cette poignée de main, si souple, si fondante, presque féminine.. Dans son incertitude de la route à prendre, de sa vie à refaire, il les traitait tous de filous, ceux qui étaient là. Ah! si on l'y forçait, comme il les traquerait, comme il les tondrait, les Moser trembleurs, les Pillerault vantards, et ces Salmon plus creux que des courges, et ces Amadieu dont le succès a fait le génie! Le bruit des assiettes et des verres avait repris, les voix s'enrouaient, les portes battaient plus fort, dans la hâte qui les dévorait tous d'être là-bas, au jeu, si une débâcle devait se produire sur le Suez. Et, par la fenêtre, au milieu de la place sillonnée de fiacres, encombrée de piétons, il voyait les marches ensoleillées de la Bourse comme mouchetées maintenant d'une montée continue d'insectes humains, des hommes correctement vêtus de noir, qui peu à peu garnissaient la colonnade; pendant que, derrière les grilles, apparaissaient quelques femmes, vagues, rôdant sous les marronniers.

      Brusquement, au moment où il entamait le fromage qu'il venait de commander, une grosse voix lui fit lever la tête.

      «Je vous demande pardon, mon cher. Il m'a été impossible de venir plus tôt.»

      Enfin, c'était Huret, un normand du Calvados, une figure épaisse et large de paysan rusé, qui jouait l'homme simple. Tout de suite, il se fit servir n'importe quoi, le plat du jour, avec un légume.

      «Eh bien» demanda sèchement Saccard, qui se contenait.

      Mais l'autre ne se pressait pas, le regardait en homme finassier et prudent. Puis, en se mettant à manger, avançant la face et baissant la voix:

      «Et bien, j'ai vu le grand homme.... Oui, chez lui, ce matin.... Oh! il a été très gentil, très gentil pour vous.»

      Il s'arrêta, but un grand verre de vin, se mit une pomme de terre dans la bouche.

      «Alors?


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