Aventures du Capitaine Hatteras. Jules VerneЧитать онлайн книгу.
Suivant la recommandation de l'inconnu, la clef de cette cabine lui fut adressée à Lubeck; il pouvait donc seul entrer chez lui.
Ce détail contrariait Shandon, et ôtait beaucoup de chances à son commandement en chef. Quant à sa propre cabine, il l'avait parfaitement appropriée aux besoins du voyage présumé, connaissant à fond les exigences d'une expédition polaire.
La chambre du troisième officier était placée dans le faux pont, qui formait un vaste dortoir à l'usage des matelots; les hommes s'y trouvaient fort à l'aise, et ils eussent difficilement rencontré une installation aussi commode à bord de tout autre navire. On les soignait comme une cargaison de prix; un vaste poêle occupait le milieu de la salle commune.
Le docteur Clawbonny était, lui, tout à son affaire; il avait pris possession de sa cabine dès le 6 février, le lendemain même de la mise à l'eau du Forward.
«Le plus heureux des animaux, disait-il, serait un colimaçon qui pourrait se faire une coquille à son gré; je vais tâcher d'être un colimaçon intelligent.»
Et, ma foi, pour une coquille qu'il ne devait pas quitter de longtemps, sa cabine prenait bonne tournure; le docteur se donnait un plaisir de savant ou d'enfant à mettre en ordre son bagage scientifique. Ses livres, ses herbiers, ses casiers, ses instruments de précision, ses appareils de physique, sa collection de thermomètres, de baromètres, d'hygromètres, d'udomètres, de lunettes, de compas, de sextants, de cartes, de plans, les fioles, les poudres, les flacons de sa pharmacie de voyage très-complète, tout cela se classait avec un ordre qui eut fait honte au British Museum. Cet espace de six pieds carrés contenait d'incalculables richesses; le docteur n'avait qu'à étendre la main, sans se déranger, pour devenir instantanément un médecin, un mathématicien, un astronome, un géographe, un botaniste ou un conchyliologue.
Il faut l'avouer, il était fier de ces aménagements, et heureux dans son sanctuaire flottant, que trois de ses plus maigres amis eussent suffi à remplir. Ceux-ci, d'ailleurs, y affluèrent bientôt avec une abondance qui devint gênante, même pour un homme aussi facile que le docteur, et, à l'encontre de Socrate, il finit par dire:
«Ma maison est petite, mais plût au ciel qu'elle ne fût jamais pleine d'amis!»
Pour compléter la description du Forward, il suffira; de dire que la niche du grand chien danois était construite sous la fenêtre même de la cabine mystérieuse; mais son sauvage habitant préférait errer dans l'entrepont et la cale du navire; il semblait impossible à apprivoiser, et personne n'avait eu raison de son naturel bizarre; on l'entendait, pendant la nuit surtout, pousser de lamentables hurlements qui résonnaient dans les cavités du bâtiment d'une façon sinistre.
Était-ce regret de son maître absent? Était-ce instinct aux approches d'un périlleux voyage? Était-ce pressentiment des dangers à venir? Les matelots se prononçaient pour ce dernier motif, et plus d'un en plaisantait, qui prenait sérieusement ce chien-là pour un animal d'espèce diabolique.
Pen, homme fort brutal d'ailleurs, s'étant un jour élancé pour le frapper, tomba si malheureusement sur l'angle du cabestan, qu'il s'ouvrit affreusement le crâne. On pense bien que cet accident fut mis sur la conscience du fantastique animal.
Clifton, l'homme le plus superstitieux de l'équipage, fit aussi cette singulière remarque, que ce chien, lorsqu'il était sur la dunette, se promenait toujours du côté du vent; et plus tard, quand le brick fut en mer et courut des bordées, le surprenant animal changeait de place après chaque virement, et se maintenait au vent, comme l'eût fait le capitaine du Forward.
Le docteur Clawbonny, dont la douceur et les caresses auraient apprivoisé un tigre, essaya vainement de gagner les bonnes grâces de ce chien; il y perdit son temps et ses avances.
Cet animal, d'ailleurs, ne répondait à aucun des noms inscrits dans le calendrier cynégétique. Aussi les gens du bord finirent-ils par l'appeler Captain, car il paraissait parfaitement au courant des usages du bord. Ce chien-là avait évidemment navigué.
On comprend dès lors la réponse plaisante du maître l'équipage à l'ami de Clifton, et comment cette supposition ne trouva pas beaucoup d'incrédules; plus d'un la répétait, en riant, qui s'attendait à voir ce chien, reprenant un beau jour sa forme humaine, commander la manoeuvre d'une voix retentissante.
Si Richard Shandon ne ressentait pas de pareilles appréhensions, il n'était pas sans inquiétudes, et la veille du départ, le 5 avril au soir, il s'entretenait sur ce sujet avec le docteur, Wall et maître Johnson, dans le carré de la dunette.
Ces quatre personnages dégustaient alors un dixième grog, leur dernier sans doute, car, suivant les prescriptions de la lettre d'Aberdeen, tous les hommes de l'équipage, depuis le capitaine jusqu'au chauffeur, étaient teetotalers, c'est-à-dire qu'ils ne trouveraient à bord ni vin, ni bière, ni spiritueux, si ce n'est dans le cas de maladie, et par ordonnance du docteur.
Or, depuis une heure, la conversation roulait sur le départ. Si les instructions du capitaine se réalisaient jusqu'au bout, Shandon devait le lendemain même recevoir une lettre renfermant ses derniers ordres.
«Si cette lettre, disait le commandant, ne m'indique pas le nom du capitaine, elle doit au moins nous apprendre la destination du bâtiment. Sans cela, où le diriger?
—Ma foi, répondait l'impatient docteur, à votre place, Shandon, je partirais même sans lettre; elle saurait bien courir après nous, je vous en réponds.
—Vous ne doutez de rien, docteur! Mais vers que point du globe feriez-vous voile, s'il vous plaît?
—Vers le pôle Nord, évidemment! cela va sans dire, il n'y a pas de doute possible.
—Pas de doute possible! répliqua Wall; et pourquoi pas vers le pôle
Sud?
—Le pôle Sud, s'écria le docteur, jamais! Est-ce que le capitaine aurait eu l'idée d'exposer un brick à la traversée de tout l'Atlantique! prenez donc la peine d'y réfléchir, mon cher Wall.
—Le docteur a réponse à tout, répondit ce dernier.
—Va pour le Nord, reprit Shandon. Mais, dites-moi, docteur, est-ce au Spitzberg? est-ce au Groënland? est-ce au Labrador? est-ce à la baie d'Hudson? Si les routes aboutissent toutes au même but, c'est-à-dire à la banquise infranchissable, elles n'en sont pas moins nombreuses, et je serais fort embarrassé de me décider pour l'une ou pour l'autre. Avez-vous une réponse catégorique à me faire, docteur?
—Non, répondit celui-ci, vexé de n'avoir rien à dire; mais enfin, pour conclure, si vous ne recevez pas de lettre, que ferez-vous?
—Je ne ferai rien; j'attendrai.
—Vous ne partirez pas! s'écria Clawbonny, en agitant son verre avec désespoir.
—Non, certes.
—C'est le plus sage, répondit doucement maître Johnson, tandis que le docteur se promenait autour de la table, car il ne pouvait tenir en place. Oui, c'est le plus sage; et cependant une trop longue attente peut avoir des conséquences fâcheuses: d'abord, la saison est bonne, et si Nord il y a, nous devons profiter de la débâcle pour franchir le détroit de Davis; en outre, l'équipage s'inquiète de plus en plus; les amis, les camarades de nos hommes les poussent à quitter le Forward, et leur influence pourrait nous jouer un mauvais tour.
—Il faut ajouter, reprit James Wall, que si la panique se mettait parmi nos matelots, ils déserteraient jusqu'au dernier; et je ne sais pas, commandant, si vous parviendriez à recomposer votre équipage.
—Mais que faire? s'écria Shandon.
—Ce que vous avez dit, répliqua le docteur; attendre, mais attendre jusqu'à demain avant de se désespérer. Les promesses du capitaine se sont accomplies jusqu'ici avec une régularité de bon augure; il n'y a donc aucune raison de croire que nous ne serons pas avertis de notre destination en temps utile; je ne doute pas un seul instant que demain nous ne naviguions en pleine mer