Le serment des hommes rouges: Aventures d'un enfant de Paris. Ponson du TerrailЧитать онлайн книгу.
jeune, puisque vous revenez, comme jadis, à l'approche du bal de l'Opéra.
Et Toinon prit une pose un peu railleuse.
—Nous nous amusons donc encore? dit-elle; nous courons les femmes de la bourgeoisie?... les caméristes?... les grisettes?...
—Silence, madame Toinon, ces choses-là étaient bonnes autrefois.
—Hein?
—Je suis marié.
Mame Toinon leva les mains au ciel avec une expression lamentable.
—Ah! mon Dieu, dit-elle, la malheureuse!...
—Tu ne sais ce que tu dis, ma brave Toinon. Le diable s'est fait ermite, et j'adore ma femme.
—Est-elle riche, au moins?
—Très riche.
—Jeune?
—Vingt ans.
—Jolie?
—Comme un ange.
—Et vous allez au bal de l'Opéra, seigneur Dieu! car, puisque je vous vois, c'est que...
—Chut! dit le marquis, c'est que ma femme et sa soeur ont eu un singulier caprice.
Mame Toinon regarda le marquis.
—Ces dames, continua-t-il, ont imaginé de s'en aller ce soir au bal de l'Opéra, déguisées en bergères.
—Et vous les accompagnerez, sans doute?
—Naturellement.
—Déguisé en berger?
—Ou en faune, je ne suis pas encore bien fixé. Je viens donc vous prier, ma chère Toinon, de m'envoyer, le plus tôt possible, plusieurs costumes complets de bergères. Ces dames choisiront.
La costumière regarda Tony. Tony se tenait immobile dans le coin le plus obscur de la boutique depuis l'entrée du marquis.
—Mon mignon, lui dit mame Toinon, tu iras chez M. le marquis.
—Mais, fit ce dernier, il est bien plus simple que ce garçon vienne avec moi tout de suite.
—Comme vous voudrez, monsieur le marquis.
Mame Toinon, en un clin d'oeil, eut assorti des étoffes, empli trois grands cartons et appelé, du seuil de sa porte, un commissionnaire; puis elle se pencha à l'oreille de son cher commis et lui dit:
—Reviens au plus vite. Il faut que tu te fasses poudrer et que tu te costumes.
Le commissionnaire plaça les cartons sur ses crochets et s'apprêta à suivre le client de mame Toinon.
—De quel côté allons-nous, monsieur le marquis? demanda Tony.
—Dans l'île Saint-Louis.
Alors le jeune homme, voulant éviter au grand seigneur l'ennui de cheminer côte à côte avec un commissionnaire, invita ce dernier à prendre les rues de traverse et à aller attendre à l'entrée de la rue Saint-Louis-en-l'Isle.
Le marquis, lui, se prit à questionner Tony, tout en marchant. Tony était peu timide; il avait l'esprit alerte et souple, un peu moqueur, de l'enfant de Paris; il s'était toujours plu en la compagnie de gens de qualité, lesquels affluaient dans la boutique de mame Toinon, et, le gentilhomme lui ayant quelque peu lâché la bride, le commis se mit à jaser de choses et d'autres.
Le marquis le regarda tout à coup attentivement.
—Tu as la figure fine, dit-il, le pied petit, la main blanche et délicate.
Tony rougit.
—Tu es peut-être le péché mignon d'un homme de qualité.
—Je ne sais pas, répondit Tony; mais ce que je sais bien, c'est que si je n'aimais pas tant maman Toinon, je me ferais soldat.
—Ah! et que voudrais-tu être?
—Garde-française. On a un bel habit blanc à parements bleus.
Le marquis se mit à rire.
—Bon! dit-il, tu ignores, je parie, que je suis précisément capitaine aux gardes-françaises.
—Vous, monseigneur?
—Moi, et si tu veux t'enrôler...
Tony allait répondre, sans doute, qu'il aimait trop mame Toinon pour se séparer d'elle; mais il n'en eut pas le temps, car un troisième personnage vint se mêler à la conversation.
En ce moment le marquis et Tony atteignaient l'extrémité de la rue Saint-Louis-au-Marais et s'apprêtaient à tourner l'angle nord de la place Royale.
Bien qu'il fût à peu près nuit, un gentilhomme, qui cheminait en sens contraire, avait aperçu le marquis et était venu droit à lui, juste au moment où Tony méditait sur la réponse qu'il avait à faire.
A la vue de ce personnage, qui portait d'ailleurs un costume rouge assez étrange, le marquis recula d'un pas et porta la main à la garde de son épée.
—Bonsoir, marquis!
—Bonsoir, comte!
Les deux gentilshommes se saluèrent comme se saluent deux adversaires.
—Je ne vous savais pas à Paris, comte, ricana le marquis.
—J'y suis depuis une heure.
—Ah!
—Et vous devinez que j'y suis venu pour vous.
—Naturellement.
—Allons, fit l'inconnu d'un ton railleur, je vois que vous me comprenez à merveille.
—Certainement. Quelle est votre heure, comte?
—Celle-ci.
—Et... le lieu?
—La place est déserte. Nous y serons chez nous.
—Ah! pardon, dit le marquis, j'aimerais assez remettre la partie à demain.
—C'est impossible, marquis.
—Cependant, j'ai promis à ma femme de la conduire au bal de l'Opéra cette nuit.
L'inconnu répondit sèchement.
—J'en suis désolé; mais voilà quatre ans que je vous cherche, en Bohême, en Autriche, en Espagne, partout, et je suis pressé de vous tuer.
—Ainsi, vous me refusez?
—Positivement.
—Mais nous n'avons pas de seconds.
—Nous nous en passerons. Venez, marquis, et flamberge au vent, s'il vous plaît!
Le marquis avait déjà oublié Tony, qui, à deux pas de distance, avait assistera cette provocation.
—Eh bien, soit, dit le marquis avec colère, venez!
Et tous deux se prirent à marcher d'un pas rapide et gagnèrent l'angle le plus obscur de la place.
Tony avait toujours entendu dire, dans le quartier Montmartre, par les bourgeois de sens que les petites gens ne se doivent point mêler des querelles des grands. Aussi se tint-il prudemment à l'écart. Cependant, comme la prudence n'excluait pas chez lui la curiosité, il ne perdit point de vue le marquis et son adversaire.
L'un et l'autre mirent l'épée à la main, et le cliquetis du fer froissant le fer arriva jusqu'à l'oreille de Tony.
Le combat fut long; chacun des deux gentilshommes laissa échapper à diverses reprises une exclamation de colère qui attestait une blessure; puis, tout à coup, le commis de mame Toinon entendit un grand cri...
Et tout aussitôt l'un des deux adversaires chancela,