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La Débâcle. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.

La Débâcle - Emile Zola


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Bazaine? On dit qu'il a été rudement content que l'empereur lui fiche la paix.

      Mais le lieutenant voulait savoir si Bazaine arrivait. Et Prosper eut un geste vague: est-ce qu'on pouvait dire? Eux, depuis le 16, avaient passé les journées en marches et contremarches sous la pluie, en reconnaissances, en grand'gardes, sans voir un ennemi. Maintenant, ils faisaient partie de l'armée de Châlons. Son régiment, deux autres de chasseurs de France et un de hussards, formaient l'une des divisions de la cavalerie de réserve, la première division, commandée par le général Margueritte, dont il parlait avec une tendresse enthousiaste.

      — Ah! le bougre! En voilà un rude lapin! Mais à quoi bon?

       Puisqu'on n'a encore su que nous faire patauger dans la boue!

      Il y eut un silence. Puis, Maurice causa un instant de Remilly, de l'oncle Fouchard, et Prosper regretta de ne pouvoir aller serrer la main d'Honoré, le maréchal des logis, dont la batterie devait camper à plus d'une lieue de là, de l'autre côté du chemin de Laon. Mais un ébrouement de cheval lui fit dresser l'oreille, il se leva, disparut pour s'assurer que Zéphir ne manquait de rien. Peu à peu, des soldats de toute arme et de tous grades envahissaient la guinguette, à cette heure de la demi-tasse et du pousse-café. Pas une des tables ne restait libre, c'était une gaieté éclatante d'uniformes dans la verdure des pampres éclaboussés de soleil. Le major Bouroche venait de s'asseoir près de Rochas, lorsque Jean se présenta, porteur d'un ordre.

      — Mon lieutenant, c'est le capitaine qui vous attendra à trois heures, pour un règlement de service.

      D'un signe de tête, Rochas dit qu'il serait exact; et Jean ne partit pas tout de suite, sourit à Maurice, qui allumait une cigarette. Depuis la scène du wagon, il y avait entre les deux hommes une trêve tacite, comme une étude réciproque, de plus en plus bienveillante.

      Prosper était revenu, pris d'impatience.

      — Je vas manger, moi, si mon chef ne sort pas de cette baraque… C'est fichu, l'empereur est capable de ne pas rentrer avant ce soir.

      — Dites donc, demanda Maurice, dont la curiosité se réveillait, c'est peut-être bien des nouvelles de Bazaine que vous apportez?

      — Possible! On en causait là-bas, à Monthois.

      Mais il y eut un brusque mouvement. Et Jean, qui était resté à une des portes de la tonnelle, se retourna, en disant:

      — L'empereur!

      Tous furent aussitôt debout. Entre les peupliers, par la grande route blanche, un peloton de cent-gardes apparaissait, d'un luxe d'uniformes correct encore et resplendissant, avec le grand soleil doré de leur cuirasse. Puis, tout de suite, venait l'empereur à cheval, dans un large espace libre, accompagné de son état-major, que suivait un second peloton de cent-gardes.

      Les fronts s'étaient découverts, quelques acclamations retentirent. Et l'empereur, au passage, leva la tête, très pâle, la face déjà tirée, les yeux vacillants, comme troubles et pleins d'eau.

      Il parut s'éveiller d'une somnolence, il eut un faible sourire à la vue de ce cabaret ensoleillé, et salua.

      Alors, Jean et Maurice entendirent distinctement, derrière eux, Bouroche qui grognait, après avoir sondé à fond l'empereur de son coup d'oeil de praticien:

      — Décidément, il a une sale pierre dans son sac.

      Puis, d'un mot, il arrêta son diagnostic:

      — Foutu!

      Jean, dans son étroit bon sens, avait eu un hochement de tête: une sacrée malchance pour une armée, un pareil chef! Et, dix minutes plus tard, après avoir serré la main de Prosper, lorsque Maurice, heureux de son fin déjeuner, s'en alla fumer en flânant d'autres cigarettes, il emporta cette image de l'empereur, si blême et si vague, passant au petit trot de son cheval. C'était le conspirateur, le rêveur à qui l'énergie manque au moment de l'action. On le disait très bon, très capable d'une grande et généreuse pensée, très tenace d'ailleurs en son vouloir d'homme silencieux; et il était aussi très brave, méprisant le danger en fataliste prêt toujours à subir le destin. Mais il semblait frappé de stupeur dans les grandes crises, comme paralysé devant l'accomplissement des faits, impuissant dès lors à réagir contre la fortune, si elle lui devenait adverse. Et Maurice se demandait s'il n'y avait pas là un état physiologique spécial, aggravé par la souffrance, si la maladie dont l'empereur souffrait visiblement n'était pas la cause de cette indécision, de cette incapacité grandissantes qu'il montrait depuis le commencement de la campagne. Cela aurait tout expliqué. Un gravier dans la chair d'un homme, et les empires s'écroulent.

      Le soir, dans le camp, après l'appel, il y eut une soudaine agitation, des officiers courant, transmettant des ordres, réglant le départ du lendemain matin, à cinq heures. Et ce fut, pour Maurice, un sursaut de surprise et d'inquiétude, quand il comprit que tout, une fois encore, était changé: on ne se repliait plus sur Paris, on allait marcher sur Verdun, à la rencontre de Bazaine. Le bruit circulait d'une dépêche de ce dernier, arrivée dans la journée, annonçant qu'il opérait son mouvement de retraite; et le jeune homme se rappela Prosper, avec l'officier de chasseurs, venus de Monthois, peut-être bien pour apporter une copie de cette dépêche. C'était donc l'impératrice-régente et le conseil des ministres qui triomphaient, grâce à la continuelle incertitude du maréchal De Mac-Mahon, dans leur épouvante de voir l'empereur rentrer à Paris, dans leur volonté têtue de pousser malgré toute l'armée en avant, pour tenter le suprême sauvetage de la dynastie. Et cet empereur misérable, ce pauvre homme qui n'avait plus de place dans son empire, allait être emporté comme un paquet inutile et encombrant, parmi les bagages de ses troupes, condamné à traîner derrière lui l'ironie de sa maison impériale, ses cent-gardes, ses voitures, ses chevaux, ses cuisiniers, ses fourgons de casseroles d'argent et de vin de Champagne, toute la pompe de son manteau de cour, semé d'abeilles, balayant le sang et la boue des grandes routes de la défaite.

      À minuit, Maurice ne dormait pas encore. Une insomnie fiévreuse, traversée de mauvais rêves, le faisait se retourner sous la tente. Il finit par en sortir, soulagé d'être debout, de respirer l'air froid, fouetté de vent. Le ciel s'était couvert de gros nuages, la nuit devenait très sombre, un infini morne de ténèbres, que les derniers feux mourants des fronts de bandière éclairaient de rares étoiles. Et, dans cette paix noire, comme écrasée de silence, on sentait la respiration lente des cent mille hommes qui étaient couchés là. Alors, les angoisses de Maurice s'apaisèrent, une fraternité lui vint, pleine de tendresse indulgente pour tous ces vivants endormis, dont bientôt des milliers dormiraient du sommeil de la mort. Braves gens tout de même! Ils n'étaient guère disciplinés, ils volaient et buvaient. Mais que de souffrances déjà, et que d'excuses, dans l'effondrement de la nation entière! Les vétérans glorieux de Sébastopol et de Solférino n'étaient déjà plus que le petit nombre, encadrés parmi des troupes trop jeunes, incapables d'une longue résistance. Ces quatre corps, formés et reconstitués à la hâte, sans liens solides entre eux, c'était l'armée de la désespérance, le troupeau expiatoire qu'on envoyait au sacrifice, pour tenter de fléchir la colère du destin. Elle allait monter son calvaire jusqu'au bout, payant les fautes de tous du flot rouge de son sang, grandie dans l'horreur même du désastre.

      Et Maurice, à ce moment, au fond de l'ombre frissonnante, eut la conscience d'un grand devoir. Il ne cédait plus à l'espérance vantarde de remporter les victoires légendaires. Cette marche sur Verdun, c'était une marche à la mort, et il l'acceptait avec une résignation allègre et forte, puisqu'il fallait mourir.

       Table des matières

      Le 23 août, un mardi, à six heures du matin, le camp fut levé, les cent mille hommes de l'armée de Châlons s'ébranlèrent, coulèrent bientôt en un ruissellement immense, comme un fleuve d'hommes, un instant épandu en lac, qui reprend son cours; et, malgré les rumeurs qui avaient couru la veille, ce fut une grande


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