Pierre Nozière. Anatole FranceЧитать онлайн книгу.
y manquait seulement une de ces fleches de zinc qui tournent au vent.
A six ans, on a l'esprit mobile. Depuis quelque temps, je ne songeais plus au lunetier, au chapeau, aux deux cercueils, quand un jour—il me souvient que c'etait un jour de printemps,—il etait six heures et demie, et nous etions a table … On dinait de bonne heure, sur le quai Malaquais, dans ce temps-la. Un jour, dis-je, Mme Mathias, qui etait tres consideree dans la maison, vint dire a mon pere:
"Le marchand de lunettes est tres malade, la-haut, dans sa mansarde. Il a une fievre de cheval.
—J'y vais", dit mon pere en se levant.
Au bout d'un quart d'heure, il revint.
"Eh bien? demanda ma mere.
—On ne peut rien dire encore, repondit mon pere, en reprenant sa serviette avec la tranquillite d'un homme habitue a toutes les miseres humaines. Je croirais a une fievre cerebrale. L'excitation nerveuse est tres intense. Naturellement, il ne veut pas entendre parler de l'hopital. Il faudra pourtant bien l'y porter: on ne peut le soigner que la."
Je demandai:
"Est-ce qu'il en mourra?"
Mon pere, sans repondre, souleva legerement les epaules.
Le lendemain, il faisait un beau soleil; j'etais seul dans la salle a manger. Par la fenetre ouverte, et qui donnait sur la cour, les piaillements vigoureux des moineaux entraient avec des flots de lumiere et les senteurs des lilas cultives par notre concierge, grand amateur de jardins. J'avais une arche de Noe toute neuve, qui poissait les doigts et sentait cette bonne odeur de jouet neuf que j'aimais tant. Je rangeais sur la table les animaux par couples, et deja le cheval, l'ours, l'elephant, le cerf, le mouton et le renard, s'acheminaient deux a deux vers l'arche qui devait les sauver du deluge.
On ne sait pas ce que les joujoux font naitre de reves dans l'ame des enfants. Ce paisible et minuscule defile de tous les animaux de la creation m'inspirait vraiment une idee mystique et douce de la nature. J'etais penetre de tendresse et d'amour. Je goutais a vivre une joie inexprimable.
Tout a coup, un bruit sourd de chute retentit dans la cour; un bruit profond et comme lourd, inoui, qui me glaca d'epouvante.
Pourquoi, par quel instinct ai-je frissonne? Je n'avais jamais entendu ce bruit-la. Comment en avais-je, instantanement, senti toute l'horreur? Je m'elance a la fenetre. Je vois, au milieu de la cour, quelque chose d'affreux! un paquet informe et pourtant humain, une loque sanglante. Toute la maison s'emplit de cris de femmes et d'appels lugubres. Ma vieille bonne entre, bleme, dans la salle a manger:
"Mon Dieu! le marchand de lunettes qui s'est jete par la fenetre, dans un acces de fievre chaude!"
De ce jour, je cessai definitivement de croire que la vie est un jeu, et le monde une boite de Nuremberg. La cosmogonie du petit Pierre Noziere alla rejoindre dans l'abime des erreurs humaines a carte du monde connu des anciens et le systeme de Ptolemee.
III
MADAME MATHIAS
Mme Mathias etait une sorte de femme de charge et de bonne d'enfant qui, par son grand age et son mauvais caractere, s'etait attire beaucoup de consideration. Mon pere et ma mere, qui l'avaient attachee a ma tres petite personne, ne l'appelaient que Mme Mathias, et ce fut pour moi une grande surprise d'apprendre un jour qu'elle avait un nom de bapteme, un nom de jeune fille, un petit nom, et qu'elle se nommait Virginie. Mme Mathias avait eu des malheurs, elle en gardait la fierte. Les joues creuses, avec des yeux de braise sous les meches grises de ses cheveux qui se tordaient hors de sa coiffe, noire, seche, muette, sa bouche ruinee, son menton menacant et son morne silence, affligeaient mon pere.
Maman, qui gouvernait la maison avec la vigilance d'une reine d'abeilles, avouait pourtant qu'elle n'osait pas faire d'observation a cette femme d'age, qui la regardait en silence avec des yeux de louve traquee. Mme Mathias etait generalement redoutee. Seul dans la maison, je n'avais pas peur d'elle. Je la connaissais, je l'avais devinee, je la savais faible.
A huit ans, j'avais mieux compris une ame que mon pere a quarante, bien que mon pere eut l'esprit meditatif, assez d'observation pour un idealiste, et quelques notions de physiognomonie puisees dans Lavater. Je me rappelle l'avoir entendu longuement disserter sur le masque de Napoleon rapporte de Sainte-Helene par le docteur Antomarchi, et dont une epreuve en platre, pendue dans son cabinet, a terrifie mon enfance.
Mais il faut dire que j'avais sur lui un grand avantage: j'aimais Mme Mathias, et Mme Mathias m'aimait. J'etais inspire par la sympathie; il n'etait guide que par la science. Encore ne s'appliquait-il pas beaucoup a penetrer le caractere de Mme Mathias. Ne prenant aucun plaisir a la voir, il ne la regardait guere, et peut-etre ne l'avait-il point assez observee pour s'apercevoir qu'un petit nez mou, d'une innocente rondeur, s'etait singulierement plante au milieu du masque austere sous lequel elle figurait dans la vie.
Et ce nez, en effet, ne se faisait pas remarquer. Il passait presque inapercu sur cette scene de desolation violente qu'etait le visage de Mme Mathias. Pourtant il etait digne d'interet. Tel que je le retrouve au fond de ma memoire, il m'emeut par je ne sais quelle expression de tendresse souffrante et d'humilite douloureuse. Je suis le seul etre au monde qui y ait fait attention, et encore, n'ai-je commence a le bien comprendre que lorsqu'il n'etait plus qu'un souvenir lointain, garde par moi seul.
C'est maintenant surtout que j'y songe avec interet. Ah! Madame Mathias, que ne donnerais-je pas pour vous revoir aujourd'hui telle que vous etiez dans votre vie terrestre, tricotant des bas, une aiguille fichee sur l'oreille, sous votre bonnet a tuyaux, et des besicles enormes chaussant le bout de votre nez trop faible pour les porter. Vos besicles glissaient toujours, et vous en eprouviez toujours une impatience nouvelle; car vous n'avez jamais su vous soumettre en riant a la necessite, et vous portiez au milieu des miseres domestiques une ame indignee.
Ah! Madame Mathias, Madame Mathias, que ne donnerais-je point pour vous revoir telle que vous futes, ou du moins pour savoir ce que vous etes devenue, depuis trente ans que vous avez quitte ce monde ou vous aviez si peu de joie, ou vous teniez si peu de place et que vous aimiez tant. Je l'ai senti, vous aimiez la vie, et vous vous attachiez aux affaires terrestres avec cette obstination desesperee des malheureux. Si j'avais de vos nouvelles, Madame Mathias, j'en recevrais infiniment de contentement et de paix. Dans le cercueil des pauvres ou vous vous en etes allee par un beau jour de printemps, il m'en souvient, par un de ces beaux jours dont vous goutiez si bien la douceur, chere dame, vous emportiez mille choses touchantes, tout un monde d'idees cree par l'association de votre vieillesse et de mon enfance. Qu'en avez-vous fait, Madame Mathias? La ou vous etes, vous souvient-il encore de nos longues promenades?
Chaque jour, apres le dejeuner, nous sortions ensemble; nous gagnions les avenues desertes, les quais desoles de Javel et de Billy, la morne plaine de Grenelle, ou le vent soulevait tristement la poussiere. Ma petite main serree dans sa main rugueuse, qui me rassurait, je parcourais des yeux la rude immensite des choses. Entre cette vieille femme, ce petit garcon reveur et ces paysages melancoliques de banlieue, il y avait des harmonies profondes. Ces arbres poudreux, ces cabarets peints en rouge, l'invalide qui passait, la cocarde a la casquette; la marchande de gateaux aux pommes, assise contre le parapet, a cote de ses carafes de coco bouchees avec des citrons, voila le monde dans lequel Mme Mathias se sentait a l'aise. Mme Mathias etait peuple.
Or, un jour d'ete, comme nous longions le quai d'Orsay, je la priai de descendre sur la berge pour voir de plus pres les grues decharger du sable, ce a quoi elle consentit tout de suite. Elle faisait toujours tout ce que je voulais, parce qu'elle m'aimait et que ce sentiment lui otait toute force. Au bord de l'eau et tenant ma bonne par un pan de sa jupe d'indienne a fleurs, je regardais curieusement la machine qui, d'un air patient d'oiseau pecheur, prenait sur le bateau les paniers pleins, puis, promenant en demi-cercle sa longue encolure, les allait verser sur la rive. A mesure que le sable s'amassait, des hommes en pantalon de toile bleue, nus jusqu'a la ceinture, la chair couleur de brique, le jetaient par