Nouvelles mille et une nuits. Robert Louis StevensonЧитать онлайн книгу.
à lui, il refuse, affirmant sur l'honneur qu'il est tout à fait libre de se débarrasser, quand il voudra, de cet Edward Hyde, que, par conséquent, ses amis doivent lui laisser le soin d'apprécier ce qui convient. Assurément, il est attaché à ce garçon, il a pour cela des raisons sérieuses.... Même il conjure Utterson de vaincre, quand il ne sera plus, l'antipathie que lui inspire son héritier.
«Je ne pourrai jamais le souffrir, dit le notaire.
—Soit! répond Jekyll. Je vous prie seulement de l'aider au besoin, pour l'amour de moi.»
À une année de là, Londres tout entier est ému par un crime que rend plus frappant la haute situation de la victime, sir Danvers Carew. Il y a maintes preuves contre Hyde, et les circonstances font que M. Utterson est amené à seconder la police dans ses recherches. La connaissance qu'il a de l'adresse du meurtrier présumé permet de faire les perquisitions nécessaires. Hyde habite, dans le quartier mal fréquenté de Soho, une rue étroite et sombre, garnie de cabarets où l'on boit du gin, de restaurants français du plus bas étage, de boutiques borgnes où s'approvisionnent des femmes de mauvaise mine appartenant à toutes les nationalités. C'est dans un pareil milieu que le protégé de Jekyll, héritier d'un quart de million sterling, a élu domicile.
Une vieille femme, aux allures louches, vient ouvrir la porte.
«M. Hyde est, dit-elle, rentré très tard dans la nuit, mais pour ressortir ensuite; il a des habitudes fort irrégulières, et disparaît parfois un mois ou deux de suite.»
Au nom de la loi, la maison est visitée en détail. Elle est à peu près vide. Hyde n'habite que deux chambres meublées avec luxe; un grand désordre toutefois y règne pour le moment, comme si l'on y avait fait à la hâte des préparatifs de fuite: les vêtements traînent sur le tapis, les tiroirs sont ouverts. Des cendres grises dans l'âtre indiquent que l'on a brûlé des papiers; mais, derrière une porte, les agents découvrent la moitié d'un bâton dont l'autre moitié est restée sanglante sur le lieu du crime. Cette canne, d'un bois très rare, a été donnée bien des années auparavant à son ami Jekyll par M. Utterson.
Naturellement, la première impulsion de ce dernier est de courir chez le docteur. Poole, le vieux domestique, l'introduit, en lui faisant traverser la cour qui a été jadis un jardin, dans l'espèce de pavillon que l'on appelle indistinctement le laboratoire ou la salle d'anatomie. Le docteur a autrefois acheté la maison aux héritiers d'un chirurgien, et s'occupe de chimie là où son prédécesseur s'occupait à disséquer. Pour la première fois, le notaire est admis à visiter cette partie de la maison, qui donne sur la petite rue, théâtre de sa première rencontre avec Hyde. Il trouve le docteur, dans une vaste chambre garnie d'armoires vitrées, d'un grand bureau et d'une psyché, meuble assez déplacé dans un lieu pareil.
«Savez-vous les nouvelles? lui demande Utterson.
—On les a criées sur la place, répond Jekyll très pâle et frissonnant.
—Un mot: j'espère que vous n'avez pas été assez fou pour cacher ce misérable?
—Utterson, s'écrie le docteur, je vous donne ma parole d'honneur que tout est fini entre lui et moi! D'ailleurs, il n'a pas besoin de mon secours, il est en sûreté. Personne n'entendra plus parler de Hyde.»
L'homme de loi est étonné de ces façons véhémentes, presque fiévreuses:
«Vous paraissez bien sûr de lui!
—Sûr... absolument. Mais j'aurais besoin de votre conseil. J'ai reçu une lettre, et je me demande si je dois la communiquer à la justice. Décidez... j'ai perdu toute confiance en moi-même.
—Vous craignez que cela n'aide à découvrir?...
—Non, peu m'importe ce que deviendra Hyde. Je pensais à ma propre réputation, que cette triste affaire met en péril.»
Utterson, surpris de ce soudain accès d'égoïsme, demande à voir la lettre; elle est d'une écriture renversée très singulière et conçue dans des termes respectueux. Hyde exprime brièvement son repentir, en s'excusant auprès du protecteur dont il a si mal reconnu les bontés; il lui annonce qu'il a des moyens de fuite tout prêts.
L'enveloppe manque; Jekyll prétend l'avoir brûlée par mégarde.
«Encore une question, reprend Utterson: c'est Hyde, n'est-ce pas, qui vous avait dicté ce passage de votre testament au sujet d'une disparition possible?»
Le docteur, défaillant, fait un signe affirmatif.
«Je m'en doutais, dit Utterson. Le scélérat avait l'intention de vous assassiner! Vous l'avez échappé belle!
—Oh! j'ai reçu une terrible leçon!» s'écrie Jekyll, ensevelissant sa tête entre ses deux mains. «Quelle leçon, mon Dieu!»
Et cependant il tente, au moment même, de tromper son ami. En étudiant l'autographe de Hyde, Utterson acquiert la preuve que la prétendue lettre de l'assassin est de la main même de Jekyll, qui a changé l'aspect des caractères en les renversant. Le docteur s'est donc fait faussaire pour sauver un meurtrier!
Cependant le temps s'écoule et l'assassin reste introuvable. On recueille des détails sur le passé de l'homme, sur ses vices, sa cruauté, ses relations ignobles et la haine qu'il a partout inspirée; mais sur sa famille, sur ses origines, rien ne peut être découvert, encore moins sur le lieu où il se cache. Une nouvelle vie semble avoir commencé pour le docteur Jekyll; il ne s'occupe plus que de bonnes œuvres. Charitable, il l'a toujours été, mais il devient religieux en outre; il fréquente plus assidûment ses anciens amis, renoue des relations très affectueuses avec le docteur Lanyon, et paraît heureux comme il ne l'était pas depuis longtemps.
Deux mois se passent ainsi; tout à coup, les amis de Jekyll trouvent sa porte fermée. Il garde la chambre, ne reçoit personne. Utterson se décide enfin à faire part de son inquiétude au docteur Lanyon. En entrant chez celui-ci, il est stupéfait de le trouver changé, affaibli, presque mourant:
«Un coup terrible m'a frappé, explique Lanyon, je ne m'en relèverai jamais; ce n'est plus qu'une question de semaines. Eh bien, je ne me plains pas de la vie... je l'ai trouvée bonne... mais... si nous savions tout, nous serions plus satisfaits de nous en aller.
—Jekyll est malade, lui aussi», commence Utterson.
À ce nom, la figure de Lanyon s'altère davantage encore; il lève une main tremblante:
«Que je n'entende plus parler du docteur Jekyll, dit-il avec emportement. Il est mort pour moi.
—Vous lui en voulez encore? s'écrie Utterson étonné. Songez que nous sommes trois bien vieux amis, Lanyon, et que les intimités de jeunesse ne se remplacent pas.
—Inutile d'insister. Demandez-lui plutôt à lui-même....
—Mais il ne veut pas me recevoir....
—Cela ne m'étonne pas! Un jour ou l'autre, quand je ne serai plus, vous apprendrez la vérité. Jusque-là, qu'il ne soit jamais question entre nous d'un sujet que j'abhorre.»
Utterson demande par écrit des explications à Jekyll; une réponse très embrouillée lui parvient, dans laquelle le docteur exprime son intention de se condamner désormais à une retraite absolue.
Que faut-il supposer? Quelle catastrophe a donc pu survenir? L'idée de la folie se présente de nouveau à l'esprit du notaire; les paroles de Lanyon impliqueraient cependant tout autre chose. Il voudrait interroger de nouveau le vieux savant, mais il n'en a pas l'occasion, car, en une quinzaine de jours, cet homme d'une si haute valeur morale et intellectuelle succombe. Il laisse à Utterson un paquet scellé qui ne doit être ouvert par lui qu'après la disparition du docteur Jekyll. Pour la seconde fois, ce mot de disparition, déjà tracé dans le testament, se trouve accouplé au nom de Jekyll. Utterson contient à grand-peine sa curiosité, mais le respect qu'il doit à la volonté expresse d'un mourant le décide à laisser dormir les papiers dans un tiroir....
Souvent il va prendre