Lourdes. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
depuis longtemps, avait paru si paradoxale à Pierre, lorsqu'il la regardait agonisante et les jambes déjà mortes, qu'il ne s'y était pas arrêté, heureux simplement de voir que les trois médecins étaient d'accord pour autoriser le voyage à Lourdes. Il lui suffisait qu'elle pût guérir, il l'aurait accompagnée au bout de la terre.
Ah! ces derniers jours de Paris, dans quelle bousculade il les avait vécus! Le pèlerinage national allait partir, il avait eu l'idée de faire hospitaliser Marie, afin d'éviter les gros frais. Ensuite, il avait dû courir pour entrer lui-même dans l'Hospitalité de Notre-Dame de Salut. M. de Guersaint était enchanté, car il aimait la nature, il brûlait du désir de connaître les Pyrénées; et il ne se préoccupait de rien, acceptait parfaitement que le jeune prêtre lui payât son voyage, se chargeât de lui à l'hôtel, là-bas, comme d'un enfant; et, sa fille Blanche lui ayant glissé un louis, à la dernière minute, il s'était cru riche. Cette pauvre et héroïque Blanche avait une cachette, cinquante francs d'économie, qu'il avait bien fallu qu'on acceptât, car elle se fâchait, elle voulait aider aussi à la guérison de sa sœur, puisqu'elle ne pouvait être du voyage, retenue par ses leçons à Paris, dont elle allait continuer à battre le dur pavé, pendant que les siens s'agenouilleraient au loin, parmi les enchantements de la Grotte. Et l'on était parti, et l'on roulait, l'on roulait toujours.
À la station de Châtellerault, un éclat brusque des voix secoua Pierre, chassa l'engourdissement de sa rêverie. Quoi donc? est-ce qu'on arrivait à Poitiers? Mais il n'était que midi à peine, c'était sœur Hyacinthe qui faisait dire l'Angélus, les trois Ave répétés trois fois. Les voix se brisaient, un nouveau cantique monta et se prolongea, en une lamentation. Encore vingt-cinq grandes minutes avant d'être à Poitiers, où il semblait que l'arrêt d'une demi-heure allait soulager toutes les souffrances. On était si mal à l'aise, si rudement cahoté dans ce wagon empesté et brûlant! C'était trop de misère, de grosses larmes roulaient sur les joues de madame Vincent, un sourd juron avait échappé à M. Sabathier, si résigné d'habitude, tandis que le frère Isidore, la Grivotte et madame Vêtu semblaient ne plus être, pareils à des épaves emportées dans le flot. Les yeux fermés, Marie ne répondait plus, ne voulait plus les rouvrir, poursuivie par l'horrible vision de la face d'Élise Rouquet, cette tête trouée et béante, qui était pour elle l'image de la mort. Et, pendant que le train hâtait sa vitesse, charriant cette désespérance humaine, sous le ciel lourd, au travers des plaines embrasées, il y eut encore une épouvante. L'homme ne soufflait plus, une voix cria qu'il expirait.
III
À Poitiers, dès que le train se fut arrêté, sœur Hyacinthe se hâta de descendre, au milieu de la cohue des hommes d'équipe qui ouvraient les portières et des pèlerins qui se précipitaient.
—Attendez, attendez, répétait-elle. Laissez-moi passer la première, je veux voir si tout est fini.
Puis, lorsqu'elle fut remontée dans l'autre compartiment, elle souleva la tête de l'homme, crut d'abord en effet qu'il avait passé, en le voyant si blême et les yeux vides. Mais elle sentit un petit souffle.
—Non, non, il respire. Vite, il faut se dépêcher.
Et, se tournant vers l'autre sœur, celle qui était à ce bout du wagon:
—Je vous en prie, sœur Claire des Anges, courez chercher le père Massias qui doit être dans la troisième ou la quatrième voiture. Dites-lui que nous avons un malade en grand danger, et qu'il apporte tout de suite les Saintes Huiles.
Sans répondre, la sœur disparut, parmi la bousculade. Elle était petite, fine et douce, l'air recueilli, avec des yeux de mystère, très active pourtant.
Pierre qui suivait la scène, debout dans l'autre compartiment, se permit une réflexion.
—Si l'on allait aussi chercher le médecin?
—Sans doute, j'y songeais, répondit sœur Hyacinthe. Oh! monsieur l'abbé, que vous seriez gentil d'y courir vous-même!
Justement, Pierre se proposait d'aller, au fourgon de la cantine, demander un bouillon pour Marie. Soulagée un peu, depuis qu'elle n'était plus secouée, la malade avait rouvert les yeux et s'était fait asseoir par son père. Elle aurait bien voulu qu'on la descendît un instant sur le quai, dans son ardente soif d'air pur. Mais elle sentit que ce serait trop demander, qu'on aurait trop de peine pour la remonter ensuite. M. de Guersaint, qui avait déjeuné dans le train, ainsi que la plupart des pèlerins et des malades, demeura sur le trottoir, près de la portière ouverte, à fumer une cigarette, pendant que Pierre courait au fourgon de la cantine, où se trouvait également le médecin de service, avec une petite pharmacie.
Dans le wagon, d'autres malades aussi restèrent, qu'on ne pouvait songer à remuer. La Grivotte étouffait et délirait; et elle retint même madame de Jonquière, qui avait donné rendez-vous, au buffet, à sa fille Raymonde, à madame Volmar et à madame Désagneaux, pour y déjeuner toutes les quatre. Comment laisser seule, sur la dure banquette, cette malheureuse qu'on aurait cru à l'agonie? Marthe non plus n'avait pas bougé, ne quittant pas son frère, le missionnaire, dont la plainte faible continuait. Cloué à sa place, M. Sabathier attendait madame Sabathier, qui était allée lui chercher une grappe de raisin. Les autres, ceux qui marchaient, venaient de se bousculer pour descendre, ayant la hâte de fuir un moment ce wagon de cauchemar, où leurs membres s'engourdissaient, depuis sept grandes heures déjà qu'on était parti. Madame Maze, tout de suite, s'écarta, gagna l'un des bouts déserts de la gare, égarant là sa mélancolie. Hébétée de souffrance, madame Vêtu, après avoir eu la force de faire quelques pas, se laissa tomber sur un banc, au grand soleil, dont elle ne sentait pas la brûlure; pendant qu'Élise Rouquet, qui s'était remmailloté la face dans son fichu noir, cherchait partout une fontaine, dévorée d'un désir d'eau fraîche. À pas ralentis, madame Vincent promenait sur ses bras sa petite Rose, tâchant de lui sourire, de l'égayer en lui montrant des images violemment coloriées, que l'enfant, grave, regardait sans voir.
Cependant, Pierre avait toutes les peines du monde à se frayer un chemin, au milieu de la foule qui noyait le quai. C'était inimaginable, le flot vivant, les éclopés et les gens valides, que le train avait vidé là, plus de huit cents personnes qui couraient, s'agitaient, s'étouffaient. Chaque wagon avait lâché sa misère, ainsi qu'une salle d'hôpital qu'on évacue; et l'on jugeait quelle somme effrayante de maux transportait ce terrible train blanc, qui finissait par avoir, sur son passage, une légende d'effroi. Des infirmes se traînaient, d'autres étaient portés, beaucoup restaient en tas sur le trottoir. Il y avait des poussées brusques, de violents appels, une hâte éperdue vers le buffet et la buvette. Chacun se pressait, allait à son affaire. C'était si court, cet arrêt d'une demi-heure, le seul qu'on dût avoir avant Lourdes! Et l'unique gaieté, au milieu des soutanes noires, des pauvres gens en vêtements usés, sans couleur précise, était la blancheur riante des petites sœurs de l'Assomption, toutes blanches et actives, avec leur cornette, leur guimpe et leur tablier de neige.
Lorsque, enfin, Pierre arriva au fourgon de la cantine, vers le milieu du train, il le trouva déjà assiégé. Un fourneau à pétrole était là, ainsi que toute une petite batterie de cuisine, sommaire. Le bouillon, fait avec des jus concentrés, chauffait dans des bassines de fer battu; et le lait réduit, en boîtes d'un litre, n'était délayé et utilisé qu'au fur et à mesure des besoins. Quelques autres provisions occupaient une sorte d'armoire, des biscuits, des fruits, du chocolat. Mais, devant les mains avides qui se tendaient, la sœur Saint-François, chargée du service, une femme de quarante-cinq ans, courte et grasse, à bonne figure fraîche, perdait un peu la tête. Elle dut continuer sa distribution, en écoutant Pierre qui appelait le médecin, installé dans un autre compartiment du fourgon, avec sa pharmacie de voyage. Puis, comme le jeune prêtre donnait des explications, parlait du malheureux qui se mourait, elle se fit remplacer, elle voulut aller le voir, elle aussi.
—Ma sœur, c'est que je venais vous demander un bouillon pour une malade.
—Eh