Lourdes. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
adorable. Une blonde délicate, avec des cheveux jaunes, fous et envolés, une petite figure de lait, ronde, trouée de fossettes, et très rieuse, et très bonne. Richement mariée, elle laissait depuis trois ans son mari à Trouville, au beau milieu d'août, pour accompagner le pèlerinage national, en qualité de dame hospitalière: c'était sa grande passion, une pitié frissonnante, un besoin de se donner tout entière aux malades pendant cinq jours, une véritable débauche d'absolu dévouement, dont elle revenait brisée et ravie. Son seul chagrin était de n'avoir pas d'enfant encore, et elle regrettait parfois, avec un emportement comique, d'avoir méconnu sa vocation de sœur de charité.
—Ah! ma chérie, dit-elle vivement à Raymonde, ne plaignez donc pas votre mère d'être prise par ses malades. Au moins, ça l'occupe.
Et, s'adressant à madame de Jonquière:
—Si vous saviez comme nous trouvons les heures longues, dans notre beau compartiment de première! On ne peut pas même travailler à un petit ouvrage, c'est défendu... J'avais prié qu'on me mît avec des malades; mais toutes les places étaient données, et je vais en être réduite à tâcher de dormir dans mon coin, cette nuit.
Elle riait, elle ajouta:
—N'est-ce pas? madame Volmar, nous dormirons, puisque la conversation a l'air de vous fatiguer.
Celle-ci, qui devait avoir dépassé la trentaine, très brune, avec un visage long, les traits fins et tirés, avait des yeux larges, magnifiques, des brasiers sur lesquels, par moments, passait, comme un voile, une moire qui semblait les éteindre. Elle n'était point belle au premier coup d'œil; et, à mesure qu'on la regardait, elle devenait troublante, conquérante, désirable jusqu'à la passion et à l'inquiétude. D'ailleurs, elle s'efforçait de disparaître, très modeste, s'effaçant, s'éteignant, toujours en noir et sans un bijou, bien qu'elle fût la femme d'un marchand de diamants et de perles.
—Oh! moi, murmura-t-elle, pourvu qu'on ne me bouscule pas trop, je suis contente.
En effet, elle était allée déjà deux fois à Lourdes, comme dame auxiliaire, et pourtant on ne la voyait guère là-bas, à l'Hôpital de Notre-Dame des Douleurs, prise d'une telle fatigue, dès son arrivée, qu'elle se trouvait, disait-elle, forcée de garder la chambre.
Madame de Jonquière, directrice de la salle, se montrait du reste pour elle d'une aimable tolérance.
—Ah! mon Dieu! mes pauvres amies, vous avez bien le temps de vous dépenser. Dormez donc, si vous le pouvez, et ce sera votre tour ensuite, lorsque je ne me tiendrai plus debout.
Puis, s'adressant à sa fille:
—Toi, ma mignonne, tu feras bien de ne pas trop t'exciter, si tu veux garder ta tête solide.
Mais Raymonde la regarda d'un air de reproche, avec un sourire.
—Maman, maman, pourquoi dis-tu ça?... Est-ce que je ne suis pas raisonnable?
Et elle devait ne pas se vanter, car une volonté ferme, une résolution de faire sa vie elle-même, apparut dans ses yeux gris, sous son air de jeunesse insoucieuse, simplement heureuse de vivre.
—C'est vrai, confessa la mère avec un peu de confusion, cette petite fille a parfois plus de raison que moi... Tiens! passe-moi la côtelette, et je t'assure qu'elle est la bienvenue. Seigneur! que j'avais faim!
Le déjeuner continua, égayé par les continuels rires de madame Désagneaux et de Raymonde. Celle-ci s'animait, et son visage, que l'attente du mariage jaunissait déjà légèrement, retrouvait l'éclat rose de la vingtième année. On mettait les morceaux doubles, car on n'avait plus que dix minutes. Dans toute la salle, c'était un brouhaha grandissant de convives qui craignaient de ne pas avoir le temps de prendre leur café.
Mais Pierre parut: de nouveau, la Grivotte se trouvait en proie à des étouffements; et madame de Jonquière acheva son artichaut, puis retourna au wagon, après avoir embrassé sa fille, qui lui disait bonsoir, d'une façon plaisante. Cependant, le prêtre venait de réprimer un mouvement de surprise, en apercevant madame Volmar, avec la croix rouge des dames hospitalières sur son corsage noir. Il la connaissait, il faisait encore de rares visites à la vieille madame Volmar, la mère du marchand de diamants, une ancienne connaissance de sa mère à lui: la plus terrible des femmes, d'une religion outrée, d'une dureté, d'une sévérité à fermer les persiennes pour que sa belle-fille ne regardât pas dans la rue. Et il savait l'histoire, la jeune femme emprisonnée dès le lendemain du mariage, entre sa belle-mère qui la terrorisait, et son mari, un monstre d'une laideur basse, qui allait jusqu'à la battre, fou de jalousie, bien qu'il entretînt des filles au dehors. On ne la laissait sortir un instant que pour assister à la messe. Pierre, un jour, à la Trinité, avait même surpris son secret, en la voyant, derrière l'église, échanger une parole rapide avec un monsieur correct, l'air distingué: la chute inévitable et si pardonnable, la faute aux bras de l'ami discret qui s'est trouvé là, la passion cachée et dévorante, qu'on ne peut satisfaire et qui brûle, le rendez-vous qu'on a eu tant de peine à rendre possible, qu'il faut attendre des semaines, dont on profite goulûment, dans une brusque flambée de désir.
Elle s'était troublée, elle lui tendit sa petite main longue et tiède.
—Tiens! quelle rencontre! monsieur l'abbé... Il y a si longtemps qu'on ne s'est vu!
Et elle expliqua que c'était la troisième année qu'elle allait à Lourdes, que sa belle-mère l'avait forcée à faire partie de l'Association de Notre-Dame de Salut.
—C'est surprenant que vous ne l'ayez pas aperçue, à la gare. Elle me met dans le train, et elle revient me chercher, au retour.
Cela était dit très simplement, mais avec une telle pointe de sourde ironie, que Pierre crut deviner. Il la savait sans religion aucune, ne pratiquant que pour s'assurer une heure de liberté, de temps à autre; et il eut la soudaine intuition qu'elle était attendue là-bas. Ce devait être à sa passion qu'elle courait ainsi, de son air effacé et ardent, avec ses yeux de flamme qu'elle éteignait sous un voile de morte indifférence.
—Moi, dit-il à son tour, j'accompagne une amie d'enfance, une pauvre jeune fille malade... Je vous la recommande, vous la soignerez...
Alors, elle rougit un peu, il ne douta plus. D'ailleurs, Raymonde réglait l'addition, avec l'assurance d'une petite personne qui se connaît aux chiffres; et madame Désagneaux emmena madame Volmar. Les garçons s'affolaient davantage, les tables se vidaient, tout le monde s'était précipité, en entendant sonner une cloche.
Pierre, lui aussi, se hâtait de retourner à son wagon, lorsqu'il fut arrêté de nouveau.
—Ah! monsieur le curé! s'écria-t-il, je vous ai vu au départ, mais je n'ai pu vous rejoindre pour vous serrer la main.
Et il tendait la sienne au vieux prêtre, qui le regardait en souriant, de son air de brave homme. L'abbé Judaine était curé de Saligny, une petite commune de l'Oise. Grand, fort, il avait une large face rose, encadrée de boucles blanches; et on le sentait un saint homme, que jamais la chair ni l'intelligence n'avaient tourmenté. D'une innocence tranquille, il croyait fermement, absolument, sans lutte aucune, avec sa foi aisée d'enfant, qui ignorait les passions. Depuis que la Vierge, à Lourdes, l'avait guéri d'une maladie d'yeux, par un miracle retentissant dont on parlait toujours, sa croyance était devenue encore plus aveugle et plus attendrie, comme trempée d'une divine gratitude.
—Je suis content de vous avoir avec nous, mon ami, dit-il doucement, parce que les jeunes prêtres ont beaucoup à gagner dans ces pèlerinages... On m'assure qu'il y a parfois en eux un esprit de révolte. Eh bien! vous allez voir tous ces pauvres gens prier, c'est un spectacle qui vous arrachera des larmes... Comment ne pas se remettre aux mains de Dieu, devant tant de souffrance guérie ou consolée!
Lui aussi accompagnait une malade. Il montra un compartiment de première classe, où était attachée une pancarte, portant: M. l'abbé Judaine, réservé. Et, baissant la voix:
—C'est madame Dieulafay, vous savez, la femme du grand banquier.