Lourdes. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
vit que ses compagnes refusaient de l'aider, elle se résigna à quitter ses sabots et à retirer ses bas. Il était environ midi, les neuf coups de l'Angélus devaient sonner à la paroisse, dans ce grand ciel calme d'hiver, voilé d'un fin duvet de nuages. Et ce fut alors qu'un grand trouble monta en elle, soufflant dans ses oreilles avec un tel bruit de tempête, qu'elle crut entendre passer un ouragan, descendu des montagnes: elle regarda les arbres, elle fut stupéfaite; car pas une feuille ne remuait. Puis, elle pensa s'être trompée, et elle allait ramasser ses sabots, lorsque, de nouveau, le grand souffle la traversa; mais, cette fois, le trouble des oreilles gagnait les yeux, elle ne voyait plus les arbres, elle était éblouie par une blancheur, une sorte de clarté vive, qui lui parut se fixer contre le rocher, en haut de la grotte, dans une fente mince et haute, pareille à une ogive de cathédrale. Effrayée, elle tomba sur les genoux. Qu'était-ce donc, mon Dieu? Parfois, aux vilains temps, lorsque son asthme l'oppressait davantage, elle rêvait pendant des nuits entières, des rêves souvent pénibles, dont elle gardait l'étouffement au réveil, même lorsqu'elle ne se souvenait de rien. Des flammes l'entouraient, le soleil passait devant sa face. Avait-elle ainsi rêvé, la nuit précédente? Était-ce la continuation de quelque songe oublié? Puis, peu à peu, une forme s'indiqua, elle crut reconnaître une figure, que la vive lumière faisait toute blanche. Dans la crainte que ce ne fût le diable, la cervelle hantée d'histoires de sorcières, elle s'était mise à dire son chapelet. Et, quand, la lumière éteinte peu à peu, elle eut rejoint Marie et Jeanne, après avoir traversé le chenal, elle fut surprise que ni l'une ni l'autre n'eussent rien vu, pendant qu'elles ramassaient du bois devant la grotte. Et, en revenant à Lourdes, les trois fillettes causèrent: elle avait donc vu quelque chose, elle? Mais elle ne voulait pas répondre, inquiète et un peu honteuse; enfin, elle dit qu'elle avait vu quelque chose habillé de blanc.
Dès lors, la rumeur partit de là et grandit. Les Soubirous, mis au courant, s'étaient fâchés de ces enfantillages, en défendant à leur fille de retourner au rocher de Massabielle. Mais tous les enfants du quartier se répétaient déjà l'histoire, les parents durent céder, le dimanche, et laisser Bernadette aller à la grotte, avec une bouteille d'eau bénite, pour savoir décidément si l'on n'avait pas affaire au diable. Elle revit la clarté, la figure qui se complétait, qui souriait, sans avoir peur de l'eau bénite. Et, le jeudi encore, elle revint, accompagnée d'autres personnes, et ce fut ce jour-là seulement que la Dame au vif éclat s'incarna au point de lui adresser enfin la parole: «Faites-moi la grâce de venir ici pendant quinze jours.» Peu à peu, la Dame s'était ainsi précisée, le quelque chose habillé de blanc devenait une Dame plus belle qu'une reine, comme on n'en voit que sur les images. D'abord, devant les questions dont le voisinage l'accablait du matin au soir, Bernadette s'était montrée hésitante, agitée de scrupules. Puis, il avait semblé que, sous la suggestion même de ces interrogatoires, la figure se faisait plus nette, prenait une vie définitive, des lignes et des couleurs dont l'enfant, dans ses descriptions, ne devait jamais plus s'écarter. Les yeux étaient bleus et très doux, la bouche rose et souriante, l'ovale du visage avait à la fois une grâce de jeunesse et de maternité. On voyait à peine, sous le bord du voile qui couvrait la tête et descendait jusqu'aux talons, la frisure discrète d'une admirable chevelure blonde. La robe, toute blanche, éclatante, devait être d'une étoffe inconnue à la terre, tissée de soleil. L'écharpe, couleur du ciel, mollement nouée, laissait pendre deux longs bouts flottants, d'une légèreté d'air matinal. Le chapelet, passé au bras droit, avait des grains d'une blancheur de lait, tandis que les chaînons et la croix étaient d'or. Et, sur les pieds nus, sur les adorables pieds de neige virginale, fleurissaient deux roses d'or, les roses mystiques de cette chair immaculée de mère divine. Où donc Bernadette l'avait-elle vue, cette sainte Vierge, si traditionnelle dans sa composition simpliste, sans un bijou, d'une grâce primitive de peuple enfant? dans quel livre à images du frère de sa mère nourrice, le bon prêtre qui faisait de si belles lectures? dans quelle statuette, dans quel tableau, dans quel vitrail de l'église peinte et dorée où elle avait grandi? Surtout, ces roses d'or sur les pieds nus, cette délicieuse imagination d'amour, cette floraison dévote de la chair de la femme, de quel roman de chevalerie venait-elle, de quelle histoire contée au catéchisme par l'abbé Ader, de quel rêve inconscient promené sous les ombrages de Bartrès, en répétant sans fin les obsédantes dizaines de la Salutation angélique?
La voix de Pierre s'était encore attendrie; car, s'il ne disait pas toutes ces choses aux simples d'esprit qui l'écoutaient, l'explication humaine que son doute, au fond de lui, tentait de donner à ces prodiges, rendait son récit frémissant d'une sympathique fraternité. Il aimait Bernadette davantage pour le charme de son hallucination, cette Dame d'un abord si gracieux, parfaitement aimable, pleine de politesse pour apparaître et disparaître. La grande lumière se montrait d'abord, puis la vision se formait, allait, venait, se penchait, se remuait dans un flottement insensible et léger; et, quand elle s'évanouissait, la lumière persistait un instant encore, puis s'éteignait comme un astre qui meurt. Aucune Dame de ce monde ne pouvait avoir un visage si blanc et si rose, si beau de la beauté enfantine des images de première communion. L'églantier de la grotte ne blessait même pas ses pieds nus adorés, fleuris d'or.
Et Pierre, tout de suite, raconta les autres apparitions. La quatrième et la cinquième eurent lieu le vendredi et le samedi; mais la Dame au vif éclat, qui n'avait point encore dit son nom, se contenta de sourire et de saluer, sans prononcer une parole. Le dimanche, elle pleura, elle dit à Bernadette: «Priez pour les pécheurs.» Le lundi, elle lui fit le grand chagrin de ne pas se montrer, voulant l'éprouver sans doute. Mais, le mardi, elle lui confia un secret personnel, qui ne devait jamais être divulgué; puis, elle lui indiqua enfin la mission dont elle la chargeait: «Allez dire aux prêtres qu'il faut bâtir ici une chapelle.» Le mercredi, elle murmura à plusieurs reprises le mot: «Pénitence! pénitence! pénitence!» que l'enfant répéta en baisant la terre. Le jeudi, elle dit: «Allez boire à la fontaine et vous y laver, et vous mangerez de l'herbe qui est à côté», paroles que Bernadette finit par comprendre, lorsqu'une source eut jailli sous ses doigts, au fond de la grotte; et ce fut le miracle de la fontaine enchantée. Ensuite, la seconde semaine se déroula: elle ne parut pas le vendredi, elle fut exacte les cinq jours suivants, répétant ses ordres, regardant avec son sourire l'humble fille de son choix, qui, à chaque apparition, récitait le chapelet, baisait la terre, montait sur les genoux jusqu'à la source, pour boire et se laver. Enfin, le jeudi 4 mars, dernier jour des mystiques rendez-vous, elle demanda plus instamment la construction d'une chapelle, pour que les peuples s'y rendissent en procession, de tous les points de la terre. Cependant, jusque-là, à toutes les demandes elle avait refusé de répondre qui elle était; et ce fut seulement le jeudi 25 mars, trois semaines plus tard, que la Dame, joignant les mains, levant les yeux au ciel, dit: «Je suis l'Immaculée Conception.» Deux fois encore, à plus de trois mois d'intervalle, le 7 avril et le 16 juillet, elle apparut: la première fois pour le miracle du cierge, ce cierge au-dessus duquel l'enfant laissa longtemps sa main par mégarde, sans la brûler; la seconde fois pour l'adieu, le dernier sourire et le dernier salut de gentille politesse. Cela faisait dix-huit apparitions bien comptées, et plus jamais elle ne se montra.
Pierre s'était comme dédoublé. Tandis qu'il continuait son beau conte bleu, si doux aux misérables, il évoquait pour lui cette Bernadette pitoyable et chère, dont la fleur de souffrance avait fleuri si joliment. Selon le mot brutal d'un médecin, cette fillette de quatorze ans, tourmentée dans sa puberté tardive, déjà ravagée par un asthme, n'était en somme qu'une irrégulière de l'hystérie, une dégénérée à coup sûr, une enfantine. Si les crises violentes manquaient, si elle n'avait pas dans les accès la raideur des muscles, si elle gardait le souvenir précis de ses rêves, c'était simplement qu'elle apportait le très curieux document de son cas spécial; et l'inexpliqué seul constitue le miracle, la science sait encore si peu de chose, au milieu de la variété infinie des phénomènes, selon les êtres! Que de bergères, avant Bernadette, avaient ainsi vu la Vierge, dans le même enfantillage! N'était-ce pas toujours la même histoire, la Dame vêtue de lumière, le secret confié, la source qui jaillit, la mission à remplir, les miracles dont l'enchantement va convertir les foules? Et toujours le rêve d'une enfant pauvre, la même enluminure de paroissien, l'idéal fait de beauté traditionnelle, de douceur et de politesse, la naïveté des moyens et l'identité du but, des délivrances de peuples,