L'alouette du casque; ou, Victoria, la mère des camps. Эжен СюЧитать онлайн книгу.
poursuivit avec une patriotique ardeur l'oeuvre d'affranchissement commencée par le chef des cent vallées, et continuée par Sacrovir, Vindex, Civilis et tant d'autres héros. Cet esclave laboureur, nommé MARIK, âgé de vingt-cinq ans à peine, robuste, intelligent, d'une héroïque bravoure, était affilié aux Enfants du Gui; nos vénérés druides, toujours persécutés, avaient parcouru la Gaule pour exciter les tièdes, calmer les impatients et prévenir chacun du terme fixé pour le soulèvement. Il éclate; Marik, à la tête de dix mille esclaves, paysans comme lui, armés de fourches et de faux, attaque, sous les murs de Lyon, les troupes romaines de Vitellius. Cette première tentative avorte; les insurgés sont presque entièrement détruits par l'armée romaine, trois fois supérieure en nombre. Loin d'accabler les insurgés gaulois, cette défaite les exalte; des populations entières se soulèvent à la voix des druides prêchant la guerre sainte: les combattants semblent sortir des entrailles de la terre; Marik se voit bientôt à la tête d'une nombreuse armée. Doué par les dieux du génie militaire, il discipline ses troupes, les encourage, leur inspire une confiance aveugle, marche vers les bords du Rhin, où campait, protégée par ses retranchements, la réserve de l'armée romaine, l'attaque, la bat, et force des légions entières, qu'il fait prisonnières, à changer leurs enseignes pour notre antique coq gaulois. Ces légions romaines, devenues presque nos compatriotes par leur long séjour dans notre pays, entraînées par l'ascendant militaire de Marik, se joignent à lui, combattent les nouvelles cohortes romaines venues d'Italie, les dispersent ou les anéantissent. L'heure de la délivrance de la Gaule allait sonner… Marik tombe entre les mains de l'immonde empereur Vespasien, par une lâche trahison… Ce nouveau héros de la Gaule, criblé de blessures, est livré aux animaux du cirque, comme notre aïeul Sylvest.
La mort de ce martyr de la liberté exaspéra les populations; sur tous les points de la Gaule, de nouvelles insurrections éclatent. La parole de Jésus de Nazareth, proclamant_ l'esclave l'égal de son maître_, commence à pénétrer dans notre pays, prêchée par des apôtres voyageurs; la haine contre l'oppression étrangère redouble: attaqués en Gaule de toutes parts, harcelés de l'autre côté du Rhin par d'innombrables hordes de Franks, guerriers barbares, venus du fond des forêts du Nord, en attendant le moment de fondre à leur tour sur la Gaule, les Romains capitulent avec nous; nous recueillons enfin le fruit de tant de sacrifices héroïques! Le sang versé par nos pères depuis trois siècles a fécondé notre affranchissement, car elles étaient prophétiques ces paroles du chant du Chef des cent vallées:
«Coule, coule, sang du captif! Tombe, tombe, rosée sanglante! Germe, grandis, moisson vengeresse!…»
Oui, mon enfant, elles étaient prophétiques ces paroles; car c'est en chantant ce refrain que nos pères ont combattu et vaincu l'oppression étrangère. Enfin, Rome nous rend une partie de notre indépendance; nous formons des légions gauloises, commandées par nos officiers; nos provinces sont administrées par des gouverneurs de notre choix. Rome se réserve seulement le droit de nommer un principat des Gaules, dont elle sera suzeraine; on accepte en attendant mieux; ce mieux ne se fait pas attendre. Épouvantés par nos continuelles révoltes, nos tyrans avaient peu à peu adouci les rigueurs de notre esclavage; la terreur devait obtenir d'eux ce qu'ils avaient impitoyablement refusé au bon droit, à la justice, à la voix suppliante de l'humanité: il ne fut plus permis au maître, comme du temps de notre aïeul Sylvest et de plusieurs de ses descendants, de disposer de la vie des esclaves, comme on dispose de la vie d'un animal. Plus tard, l'influence de la terreur augmentant, le maître ne put infliger des châtiments corporels à son esclave que par l'autorisation d'un magistrat. Enfin, mon enfant, cette horrible loi romaine, qui, du temps de notre aïeul Sylvest et des sept générations qui l'ont suivi, déclarait les esclaves hors de l'humanité, disant dans son féroce langage, _que l'esclave n'existe pas, qu'il _N'A PAS DE TÊTE (non caput habet, selon le langage romain), cette horrible loi, grâce à l'épouvante inspirée pas nos révoltes continuelles, s'était à ce point modifiée, que le code Justinien proclamait ceci:
«La liberté est le droit naturel; c'est le droit des gens qui a créé la servitude; il a créé aussi l'affranchissement, qui est le retour à la liberté naturelle.»
Ainsi donc, mon enfant, grâce à nos insurrections sans nombre, l'esclavage était remplacé par le colonat, sous le régime duquel ont vécu notre bisaïeul Justin et notre aïeul Aurel; c'est-à-dire qu'au lieu d'être forcés de cultiver, sous le fouet et au seul profit des Romains, les terres dont ceux-ci nous avaient dépouillés par la conquête, les colons avaient une petite part dans le produits de la terre qu'ils faisaient valoir. On ne pouvait plus les vendre, comme des animaux de labour, eux et leurs enfants; on ne pouvait plus les torturer ou les tuer; mais ils étaient obligés, de père en fils, de rester, eux et leur famille, attachés à la même propriété. Lorsqu'elle se vendait, ils passaient au nouveau possesseur sous les mêmes conditions de travail. Plus tard, la condition des colons s'améliora davantage encore: ils jouirent de leurs droits de citoyens. Lorsque les légions gauloises se formèrent, les soldats dont elles furent composées redevinrent complètement libres. Mon père Ralf, fils de colon, regagna ainsi sa liberté; et moi, fils de soldat, élevé dans les camps, je suis né libre, et je te lèguerai cette liberté, comme mon père me l'a léguée.
Lorsque tu liras ceci, mon enfant, après avoir eu connaissance des souffrances de nos aïeux, esclaves pendant sept générations, tu comprendras la sagesse des voeux de notre aïeul Joël, le brenn de la tribu de Karnak; tu verras combien justement il espérait que notre vieille race gauloise, en conservant pieusement le souvenir de sa bravoure et de son indépendance d'autrefois, trouverait dans son horreur de l'oppression romaine la force de la briser.
Aujourd'hui que j'écris ces lignes, j'ai trente-huit ans; mes parents sont morts depuis longtemps: Ralf, mon père, premier soldat d'une de nos légions gauloises, où il avait été enrôlé à dix-huit ans dans le midi de la Gaule, est venu dans ce pays-ci, près des bords du Rhin, avec l'armée; il a été de toutes batailles contre les Franks, ces hordes féroces, qui, attirés par le beau ciel et la fertilité de notre Gaule, sont campés de l'autre côté du Rhin, toujours prêts à l'invasion.
Il y a près de quarante ans, on craignit en Bretagne une descente des insulaires d'Angleterre: plusieurs légions, parmi lesquelles se trouvait celle de mon père, furent envoyées dans ce pays. Pendant plusieurs mois, il tint garnison dans la ville de Vannes, non loin de Karnak, le berceau de notre famille. Ralf, s'étant fait lire par un ami les récits de nos ancêtres, alla visiter avec un pieux respect le champ de bataille de Vannes, les pierres sacrées de Karnak, et les terres dont nous avions été, du temps de César, dépouillés par la conquête. Ces terres étaient au pouvoir d'une famille romaine; des colons, fils de Gaulois Bretons de notre ancienne tribu, autrefois réduits à l'esclavage, exploitent ces terres pour ceux-là dont les ancêtres les avaient dépossédés. La fille de l'un de ces colons aima mon père et en fut aimée. Elle se nommait Madelène; c'était une de ces viriles et fières Gauloises, dont notre aïeule Margarid, femme de Joël, offrait le modèle accompli. Elle suivit mon père lorsque sa légion quitta la Bretagne pour revenir ici sur les bords du Rhin, où je suis né, dans le camp fortifié de Mayence, ville militaire, occupée par nos troupes. Le chef de la légion où servait mon père était fils d'un laboureur; son courage lui avait valu ce commandement. Le lendemain de ma naissance, la femme de ce chef mourait en mettant au monde une fille… une fille… qui, peut-être, un jour, du fond de sa modeste maison, règnera sur le monde, comme elle règne aujourd'hui sur la Gaule; car, aujourd'hui, à l'heure où j'écris ceci, VICTORIA, par la juste influence qu'elle exerce sur son fils VICTORIN et sur notre armée, est de fait impératrice de la Gaule.
Victoria est ma soeur de lait; son père, devenu veuf, et appréciant les mâles vertus de ma mère, la supplia de nourrir cette enfant; aussi, elle et moi, avons-nous été élevés comme frère et soeur: à cette fraternelle affection, nous n'avons jamais failli… Victoria, dès ses premières années, était sérieuse et douce, quoiqu'elle aimât le bruit des clairons et la vue des armes. Elle devait être un jour belle, de cette auguste beauté, mélange de calme, de grâce et de force, particulière à certaines femmes de la Gaule. Tu verras des médailles frappées en son honneur