L'alouette du casque; ou, Victoria, la mère des camps. Эжен СюЧитать онлайн книгу.
Quand on pense, reprit le plus jeune des soldats, qu'il y a plus de trois cents ans qu'Hêna, cette douce et belle sainte, a offert sa vie pour la délivrance du pays, et que son nom est venu jusqu'à nous!
— Quoique la voix de la jeune vierge ait mis plus de deux siècles à monter jusqu'aux oreilles d'Hésus (c'est tout simple, il est placé si haut), reprit Douarnek, cette voix est parvenue jusqu'à lui, puisque nous pouvons dire aujourd'hui: Victoire à nos armes! victoire et liberté!
Nous étions arrivés vers le milieu du Rhin, à l'endroit où ses eaux sont très-rapides.
Douarnek me demanda en relevant ses rames:
— Entrerons-nous dans le fort du courant? Ce serait une fatigue inutile, si nous n'avions qu'à remonter ou à descendre le fleuve à la distance où nous voici de la rive que nous venons de quitter.
— Il faut traverser le Rhin dans toute sa largeur, ami Douarnek.
— Le traverser?… s'écria le vétéran en me regardant d'un air ébahi. Traverser le Rhin!… Et pourquoi faire?
— Pour aborder à l'autre rive.
— Y penses-tu, Scanvoch? L'armée de ces bandits franks, si on peut honorer du nom d'armée ces hordes sauvages, n'est-elle pas campée sur l'autre bord?
— C'est au milieu de ces barbares que je me rends.
Pendant quelques instants, la manoeuvre des rames fut suspendue; les soldats, interdits et muets, se regardèrent les uns les autres, comme s'ils avaient peine à croire à ma résolution.
Douarnek rompit le premier le silence, et me dit avec son insouciance de soldat:
— C'est alors une espèce de sacrifice à Hésus que nous allons lui offrir en livrant notre peau à ces écorcheurs? Si tel est l'ordre, en avant! Allons, enfants, à nos rames!…
— Oublies-tu, Douarnek, que, depuis huit jours, nous sommes en trêve avec les Franks?
— Il n'y a jamais trêve pour de pareils brigands!
— Tu vois, j'ai fait, en signe de paix, garnir de feuillage l'avant de notre bateau; je descendrai seul dans le camp ennemi, une branche de chêne à la main…
— Et ils te massacreront, malgré ta branche de chêne, comme ils ont massacré d'autres envoyés en temps de trêve.
— C'est possible, ami Douarnek; mais si le chef commande, le soldat obéit. Victoria et son fils m'ont ordonné d'aller au camp des Franks; j'y vais!
— Ce n'est pas par peur, au moins, Scanvoch, que je te disais que ces sauvages ne nous laisseraient pas nos têtes sur nos épaules… et notre peau sur le corps… J'ai parlé par vieille habitude de sincérité … Allons, ferme, enfants! ferme à vos rames!… c'est à un ordre de notre mère… de la mère des camps que nous obéissons… En avant! en avant!… dussions-nous être écorchés vifs par ces barbares, divertissement qu'ils se donnent souvent aux dépens de nos prisonniers.
— On dit aussi, reprit le jeune soldat d'une voix moins assurée que celle de Douarnek, on dit aussi que ces prêtresses d'enfer qui suivent les bordes franques mettent parfois nos prisonniers bouillir tout vivants dans de grandes chaudières d'airain, avec certaines herbes magiques.
— Eh! eh! reprit joyeusement Douarnek, celui de nous qui sera mis ainsi à bouillir, mes enfants, aura du moins l'avantage de goûter le premier de son propre bouillon… cela console… Allons, enfants, ferme sur nos rames! nous obéissons à un ordre de la mère des camps…
— Oh! nous ramerions droit à un abîme si Victoria l'ordonnait!
— Elle est bien nommée la mère des camps et des soldats; il faut la voir après chaque bataille allant visiter les blessés!
— Et leur disant de ces paroles qui font regretter aux valides de n'avoir pas de blessures.
— Et puis, si belle… si belle!…
— Oh! quand elle passe dans le camp, montée sur son cheval blanc, vêtue de sa longue robe noire, le front si fier sous son casque, et pourtant l'oeil si doux, le sourire si maternel… c'est comme une vision!
— On assure que notre Victoria connaît aussi bien l'avenir que le présent.
— Il faut qu'elle ait un charme; car qui croirait jamais, à la voir, qu'elle est mère d'un fils de vingt-deux ans?
— Ah! si le fils avait tenu ce qu'il promettait!
— On l'aimerait comme on l'aimait autrefois.
— Oui, et c'est vraiment dommage, reprit Douarnek en secouant la tête d'un air chagrin, après avoir ainsi laissé parler les autres soldats; oui, c'est grand dommage! Ah! Victorin n'est plus cet enfant des camps que nous autres vieux à moustaches grises, qui l'avions vu naître et fait danser sur nos genoux, nous regardions, il y a peu de temps encore, avec orgueil et amitié.
Ces paroles des soldats me frappèrent; non-seulement j'avais souvent eu à défendre Victorin contre la sévère Sampso, mais je m'étais aperçu dans l'armée d'une sourde hostilité contre le fils de ma soeur de lait, lui jusqu'alors l'idole de nos soldats.
— Qu'avez-vous donc à reprocher à Victorin? dis-je à Douarnek et à ses compagnons. N'est-il pas brave… entre les plus braves? Ne l'avez-vous pas vu à la guerre?
— Oh! s'il s'agît de se battre… il se bat vaillamment… aussi vaillamment que toi, Scanvoch, quand tu es à ses côtés, sur ton grand cheval gris, songeant plus à défendre le fils de ta soeur de lait qu'à te défendre toi-même… Tes cicatrices le diraient si elles pouvaient parler par la bouche de tes blessures, selon notre vieux proverbe gaulois.
— Moi, je me bats en soldat; Victorin se bat en capitaine… Et ce capitaine de vingt-deux ans n'a-t-il pas déjà gagné cinq grandes batailles contre les Germains et les Franks?
— Sa mère, notre Victoria, la bien nommée, a dû, par ses conseils, aider à la victoire, car il confère avec elle de ses plans de combat… mais, enfin, c'est vrai, Victorin est bon capitaine.
— Et sa bourse, tant qu'elle est pleine, n'est-elle pas ouverte à tous? Connais-tu un invalide qui se soit en vain adressé à lui?
— Victorin est généreux… c'est encore vrai…
— N'est-il pas l'ami, le camarade du soldat? Est-il fier?
— Non, il est bon compagnon et de joyeuse humeur; d'ailleurs, pourquoi serait-il fier? Son père, sa victorieuse mère et lui ne sont-ils pas, comme nous autres, gens de plèbe gauloise?
— Ne sais-tu pas, Douarnek, que souvent les plus fiers sont ceux- là qui sont partis de plus bas?
— Victorin n'est point orgueilleux, c'est dit.
— À la guerre, ne dort-il pas sans abri, la tête sur la selle de son cheval, ainsi que nous autres cavaliers?
— Élevé par une mère aussi virile que la sienne, il devait devenir un rude soldat, il l'est devenu.
— Ignores-tu qu'il montre dans le conseil une maturité que beaucoup d'hommes de notre âge ne possèdent point? N'est-ce pas, enfin, sa bravoure, sa bonté, sa raison, ses rares qualités de soldat et de capitaine, qui l'ont fait acclamer par l'armée général et l'un des deux chefs de la Gaule?
— Oui, mais en le choisissant, nous savions, nous autres, que sa mère Victoria, la belle et la grande, serait toujours près de lui, le guidant, l'éclairant, tout en cousant ses toiles de lingerie, la digue matrone, à côté du berceau de son petit-fils, selon son habitude de bonne ménagère.
— Personne mieux que moi ne sait combien sont sages et précieux pour notre pays les conseils que Victoria donne à son fils. Mais qu'y a-t-il de changé? N'est-elle pas là, veillant sur Victorin et sur la Gaule, qu'elle aime d'un pareil et maternel