Le pilote du Danube. Jules VerneЧитать онлайн книгу.
deux premiers prix, le Hongrois Ilia Brusch.
Lorsque le canot eut atteint le confluent, il s'arrêta, et un grappin le fixa à la berge. Ilia Brusch débarqua, et tous les curieux se réunirent autour de lui. Sans doute, il ne s'attendait pas à trouver si nombreuse assistance, car il en parut quelque peu gêné.
Le Président Miclesco vint le rejoindre, et lui tendit une main qu'Ilia Brusch serra avec déférence, après avoir retiré sa casquette de loutre.
«Ilia Brusch, dit M. Miclesco avec une dignité vraiment présidentielle, je suis heureux de revoir le grand lauréat de notre dernier concours.
Le grand lauréat s'inclina par manière de remerciement. Le Président reprit:
—De ce que nous vous rencontrons aux sources de notre fleuve international, nous en concluons que vous mettez à exécution votre projet de le descendre, en pêchant à la ligne, jusqu'à son embouchure.
—En effet, monsieur le Président, répondit Ilia Brusch.
—Et c'est aujourd'hui même que vous commencez votre descente?
—Aujourd'hui même, monsieur le Président.
—Comment comptez-vous effectuer le parcours?
—En m'abandonnant au courant.
—Dans ce canot?
—Dans ce canot.
—Sans jamais relâcher?
—Si, la nuit.
—Vous n'ignorez pas qu'il s'agit de trois mille kilomètres?
—A dix lieues par jour, ce sera fait en deux mois environ.
—Alors bon voyage, Ilia Brusch!
—En vous remerciant, monsieur le Président!»
Ilia Brusch salua une dernière fois, et remonta dans son embarcation, tandis que les curieux se pressaient pour le voir partir.
Il prit sa ligne, l'amorça, la déposa sur l'un des bancs, ramena le grappin à bord, repoussa le canot d'un vigoureux coup de gaffe, puis, s'asseyant à l'arrière, il lança la ligne.
Un instant après, il la retirait. Un barbeau frétillait à l'hameçon. Cela parut d'un heureux présage, et, comme il tournait la pointe, toute l'assistance acclama par de frénétiques hoch! le lauréat de la Ligue Danubienne.
III
LE PASSAGER D'ILIA BRUSCH.
Elle était donc commencée, cette descente du grand fleuve, qui allait promener Ilia Brusch à travers un duché: celui de Bade; deux royaumes: le Wurtemberg et la Bavière; deux empires: l'Autriche-Hongrie et la Turquie; trois principautés: le Hohenzollern, la Serbie et la Roumanie1. L'original pêcheur n'avait à redouter aucune fatigue pendant ce long parcours de plus de sept cents lieues. Le courant du Danube se chargerait de le transporter jusqu'à l'embouchure, à raison d'un peu plus d'une lieue à l'heure, soit, en moyenne, une cinquantaine de kilomètres par jour. En deux mois, il serait ainsi au terme de son voyage, à condition qu'aucun incident ne l'arrêtât en route. Mais pourquoi aurait-il éprouvé des retards?
[Note 1: Ces deux principautés ont été érigées depuis en royaumes, la Roumanie en 1881 et la Serbie en 1882.]
Le canot d'Ilia Brusch mesurait une douzaine de pieds. C'était une sorte de barge à fond plat, large de quatre pieds en son milieu. A l'avant, s'arrondissait un rouf, un tôt, si l'on veut, sous lequel deux hommes auraient pu s'abriter. A l'intérieur de ce rouf, deux coffres latéraux, placés en abord, contenaient la garde-robe très réduite du propriétaire, et pouvaient, une fois refermés, se transformer en couchettes. A l'arrière un autre coffre formait banc, et servait à loger divers ustensiles de cuisine.
Inutile d'ajouter que la barge était pourvue de tous les engins qui constituent le matériel du véritable pêcheur. Ilia Brusch n'aurait pu s'en passer, puisque, d'après le projet communiqué par lui à ses collègues le jour du concours, il devait, pendant ce voyage, vivre exclusivement du produit de sa pêche, soit qu'il le consommât en nature, soit qu'il l'échangeât contre espèces sonnantes et trébuchantes, qui lui permettraient de composer des menus plus variés sans donner d'entorse à son programme.
Dans ce but, Ilia Brusch irait, le soir venu, vendre le poisson capturé pendant le jour, et ce poisson aurait des amateurs sur l'une et l'autre rive, après le bruit fait autour du nom du pêcheur.
Ainsi s'écoula la première journée. Toutefois, un observateur, qui aurait pu ne pas quitter des yeux Ilia Brusch, aurait été à bon droit surpris du peu d'ardeur que le lauréat de la Ligue Danubienne semblait mettre à la pêche, seule raison d'être, pourtant, de son excentrique entreprise. Se croyait-il à l'abri des regards, il s'empressait de lâcher la ligne pour l'aviron, et godillait de toutes ses forces, comme s'il eût voulu activer la marche du bateau. Quelques curieux apparaissaient-ils, au contraire, sur l'une des berges, ou croisait-il un batelier, il saisissait aussitôt son arme professionnelle, et, son habileté aidant, ne tardait pas à tirer hors de l'eau quelque beau poisson, qui lui valait les applaudissements des spectateurs. Mais, les curieux cachés par un mouvement de la rive, le batelier disparu à un tournant, il reprenait l'aviron, et imprimait à sa lourde barge une vitesse qui s'ajoutait à celle de l'eau.
Ilia Brusch avait-il donc quelque motif de chercher à abréger un voyage que personne, cependant, ne l'avait forcé à entreprendre? Quoi qu'il en soit à cet égard, il avançait assez vite. Entraîné par un courant plus rapide à l'origine du fleuve qu'il ne le sera plus tard, godillant chaque fois qu'il estimait l'occasion favorable, il dérivait à raison de huit kilomètres à l'heure, sinon davantage.
Après avoir passé devant quelques localités sans importance, il laissa derrière lui Tuttlingen, centre plus considérable, sans s'y arrêter, bien que quelques-uns de ses admirateurs lui fissent, de la berge, signe d'accoster. Ilia Brusch, déclinant du geste l'invitation, se refusa à interrompre sa dérive.
Vers quatre heures de l'après-midi, il arrivait à la hauteur de la petite ville de Fridingen, à quarante-huit kilomètres de son point de départ. Volontiers il aurait brûlé—si toutefois cette expression est de mise quand on suit un chemin liquide—Fridingen comme les stations précédentes, mais l'enthousiasme public ne le lui permit pas. Dès qu'il apparut, plusieurs barques, d'où s'élevaient d'innombrables hoch!, se détachèrent de la rive et cernèrent le glorieux lauréat.
Celui-ci se rendit de bonne grâce. D'ailleurs n'avait-il pas à chercher preneur pour le poisson capturé au cours de sa pêche intermittente? Barbeaux, brèmes, gardons, épinoches frétillaient encore dans son filet, sans compter plusieurs de ces mulets qui sont plus particulièrement désignés sous le nom de hottus. Evidemment il ne pouvait consommer tout cela à lui seul. Du reste, il n'en était pas question. Les amateurs étaient nombreux. Aussitôt que la barge fut arrêtée, une cinquantaine de Badois se pressèrent autour de lui, l'appelant, l'entourant, lui rendant les honneurs dus au lauréat de la Ligue Danubienne.
«Eh! par ici, Brusch!
—Un verre de bonne bière, Brusch?
—Nous achetons votre poisson, Brusch!
—Vingt kreutzers, celui-ci!
—Un florin, celui-là!»
Le lauréat ne savait à qui répondre, et sa pêche eut vite fait de lui rapporter quelques jolies pièces sonnantes. Avec la prime