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Les morts commandent. Vicente Blasco IbanezЧитать онлайн книгу.

Les morts commandent - Vicente Blasco Ibanez


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la vieille servante exprima longuement son mépris pour le fermier de Son Febrer, la dernière terre qui restât à Jaime.

      A cette évocation, celui-ci songeait que ce domaine ne lui appartenait plus, bien qu’il en fût officiellement le propriétaire. Cette terre, la plus fertile, la plus riche de son héritage, qui portait le nom de sa famille, il l’avait hypothéquée, et il allait la perdre d’un moment à l’autre. Le modique revenu qu’il en tirait, conformément aux usages du pays, lui servait uniquement à payer les intérêts des divers emprunts qu’il avait contractés, mais en partie seulement, et comme ses dettes ne faisaient que s’accroître, il ne lui restait plus que les redevances en nature. A Noël et à Pâques, il recevait une couple d’agneaux avec une douzaine de volailles; en automne, deux porcs bien engraissés, des œufs et une certaine quantité de farine, sans compter les fruits de saison. De ces produits Mado Antonia faisait deux parts: l’une pour la consommer, l’autre pour la vendre. C'était ainsi que Jaime et sa servante vivaient dans la solitude du palais, à l’abri de la curiosité publique, comme deux naufragés dans un îlot.

      Mais depuis quelque temps, les redevances se faisaient de plus en plus attendre. Le fermier, avec cet égoïsme de paysan, qui lui fait abandonner les malheureux, ne s’empressait guère de tenir ses engagements. Il savait que l’héritier du majorat n’était plus le véritable propriétaire de Son Febrer, et maintes fois, en entrant dans la ville avec ses provisions, il se détournait pour les déposer chez les créanciers de Jaime, redoutables personnages qu’il tenait à ménager.

      Le dernier des Febrer regarda tristement sa servante, qui demeurait debout devant lui. C'était une paysanne qui avait toujours conservé le costume de son village: casaquin foncé, garni aux manches d’une double rangée de boutons, jupe claire à ramages, guimpe blanche sous laquelle pendait une grosse tresse postiche, très noire, serrée à son extrémité par un long nœud de ruban de velours.

      —Quelle misère, Mado Antonia! dit Jaime en parlant majorquin, lui aussi. Tout le monde fuit les pauvres, et, un de ces jours, si ce coquin ne nous apporte pas ce qu’il nous doit, nous en serons réduits à nous manger, comme des naufragés.

      La vieille sourit... Monsieur était toujours gai. A cet égard, il était bien le vivant portrait de son grand-père, don Horacio, qui, malgré sa physionomie grave, disait des choses si drôles!...

      —Il faut que cela finisse, poursuivit Jaime, et cela finira aujourd’hui même. Sache-le, avant que la nouvelle coure les rues: je me marie!

      La servante joignit les mains pour exprimer son étonnement; puis, levant les yeux au plafond:

      —Sang du Christ! il était temps... il y a beaux jours que Monsieur aurait dû y penser. La maison serait dans un autre état.

      Et, sa curiosité de campagnarde s’éveillant, elle questionna:

      —Est-elle riche?

      Le signe d’assentiment de son maître ne la surprit point. Seule, une femme apportant en dot une grosse fortune, pouvait prétendre épouser un Febrer.

      —Elle est jeune, sans doute? affirma la vieille, pour obtenir de plus amples renseignements.

      —Oui, jeune, beaucoup plus jeune que moi, trop jeune. Vingt-deux ans environ. Je pourrais presque être son père.

      Mado fit un geste de protestation. Don Jaime était le plus bel homme de l'île; elle le proclamait bien haut, elle qui l’admirait, depuis que, tout enfant, elle le menait par la main en promenade, au bois de pins voisin du château de Bellver.

      —Et elle est de bonne maison? demanda-t-elle encore, pour vaincre le laconisme de son maître.

      Jaime demeura quelques instants perplexe; il pâlit un peu, puis il dit, d’un ton énergique et rude, destiné à cacher son trouble:

      —C'est une chueta!

      De nouveau, Antonia joignit ses mains en invoquant le sang du Christ, si vénéré à Palma; mais tout à coup, les rides de son visage brun se détendirent, et, la réflexion venant, elle se mit à rire.

      —Que monsieur était drôle! Comme son grand-père, il disait les choses les plus stupéfiantes, les plus incroyables, avec une gravité qui trompait les gens. Et elle, la pauvre sotte, elle avait pris cette farce au sérieux...

      —Mado, c’est bien vrai, je me marie avec une Chueta... la fille de don Benito Valls: C'est pour cela que je vais aujourd’hui à Valldemosa...

      La voix éteinte de Jaime, son accent timide dissipèrent tous les doutes de la servante. Elle resta bouche béante, les bras tombant, sans trouver la force de lever les mains et les yeux... une juive...

      —Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!

      Il lui était impossible de dire autre chose. Elle croyait avoir rêvé que le tonnerre avait ébranlé la vieille maison, qu’un gros nuage venait de cacher le soleil, que la mer se plombait et qu’elle allait lancer ses vagues houleuses contre la muraille. Puis elle vit que rien n’était changé, et qu’elle avait été troublée par cette étonnante nouvelle.

      —Mon Dieu!... mon Dieu!... mon Dieu!

      Et, saisissant la tasse vide et le reste du pain, elle se mit à courir, pour se réfugier au plus vite dans la cuisine. Arrivée là, elle eut peur. Quelqu’un devait marcher là-haut, dans les salons vénérables, quelqu’un dont elle ne pouvait s’expliquer la nature, mais qui se réveillait après un sommeil séculaire. Ce vieux palais avait assurément une âme. D'habitude, elle entendait les meubles craquer, les tapisseries s’agiter et bruire, la harpe dorée de l’aïeule de don Jaime vibrer, et elle n’en éprouvait nulle crainte, car elle savait que les Febrer avaient toujours été d’honnêtes gens, simples et bons pour les humbles... Mais maintenant, après une pareille déclaration!... Elle songeait avec inquiétude aux portraits qui ornaient la salle de réception. Quelle expression devaient avoir les visages des ancêtres, s’ils avaient entendu les paroles que venait de prononcer leur descendant!

      Mado Antonia finit par se rasséréner, en buvant le reste du café préparé pour son maître. Elle n’avait plus peur, mais elle ressentait une tristesse profonde, en songeant à la destinée de don Jaime, comme si elle l’eût vu en danger de mort.

      Un peu de mépris vint dominer momentanément sa vieille tendresse. Quelle honte éprouverait la tante de Jaime, qui était la dame la plus noble et la plus pieuse de l'île, celle que beaucoup nommaient la Papesse, par ironie ou par respect.

      —Au revoir, Mado! Je serai de retour à la tombée de la nuit.

      La vieille se voyant seule, leva les bras vers le ciel pour invoquer le sang du Christ, la Vierge de Lhuch, patronne de l'île, et enfin le grand saint Vincent Ferrer, qui avait fait tant de miracles, lorsqu’il était venu prêcher à Majorque. Qu’il en fît un de plus, pour empêcher de se réaliser le monstrueux projet de don Jaime! Qu’un énorme quartier de roche se détachât de la montagne, pour couper la route de Valldemosa! Que la voiture versât, et que l’on rapportât don Jaime sur un brancard!... Tout plutôt que cette honte!

      Febrer, ayant traversé l’antichambre, commença de descendre les marches de l’escalier. Comme tous les nobles de l'île, ses pères avaient élevé des constructions grandioses. Le vestibule occupait un tiers du rez-de-chaussée. Une sorte de loggia à l’italienne, formée de cinq arcades, soutenue par de fines colonnettes, s’étendait en haut de l’escalier et donnait accès, par deux portes, aux deux ailes de l’édifice, plus élevées que le corps principal du logis. Au centre de la balustrade, en face de la porte-cochère, se trouvait l’écusson en pierre des Febrer, avec une lanterne en fer forgé.

      En descendant, Jaime heurtait sa canne contre les marches de pierre, ou en frappait les hautes amphores vernissées qui ornaient les paliers, amphores qui, sous le choc, rendaient un son de cloche. La rampe de fer, oxydée par les ans, s’effritait en écailles rouillées, et tremblait au bruit des pas, comme si elle allait se desceller.

      Arrivé


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