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Les Dieux ont soif. Anatole FranceЧитать онлайн книгу.

Les Dieux ont soif - Anatole France


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sur une chaise et, plantée debout pour mieux respirer, gémit de la cherté des vivres.

      Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l'enseigne de "la Ville de Châtellerault", tant qu'avait vécu son époux, et maintenant pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retirée chez son fils le peintre. C'était l'aîné de ses deux enfants. Quant à sa fille Julie, naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieux était d'ignorer ce qu'elle était devenue, car il n'était pas bon de dire qu'elle avait émigré avec un aristocrate.

      "Seigneur Dieu! soupira la citoyenne en montrant à son fils une miche de pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix; encore s'en faut-il bien qu'il soit de pur froment. On ne trouve au marché ni œufs, ni légumes, ni fromages. A force de manger des châtaignes, nous deviendrons châtaignes."

      Après un long silence, elle reprit:

      "J'ai vu dans la rue des femmes qui n'avaient pas de quoi nourrir leurs petits enfants. La misère est grande pour le pauvre monde. Et il en sera ainsi tant que les affaires ne seront pas rétablies.

      --Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil, la disette dont nous souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs qui affament le peuple et s'entendent avec les ennemis du dehors pour rendre la République odieuse aux citoyens et détruire la liberté. Voilà où aboutissent les complots des Brissotins, les trahisons des Pétion et des Roland! Heureux encore si les fédéralistes en armes ne viennent pas massacrer, à Paris, les patriotes que la famine ne détruit pas assez vite! Il n'y a pas de temps à perdre: il faut taxer la farine et guillotiner quiconque spécule sur la nourriture du peuple, fomente l'insurrection ou pactise avec l'étranger. La Convention vient d'établir un tribunal extraordinaire pour juger les conspirateurs. Il est composé de patriotes; mais ses membres auront-ils assez d'énergie pour défendre la patrie contre tous ses ennemis? Espérons en Robespierre: il est vertueux. Espérons surtout en Marat. Celui-là aime le peuple, discerne ses véritables intérêts et les sert. Il fut toujours le premier à démasquer les traîtres, à déjouer les complots. Il est incorruptible et sans peur. Lui seul est capable de sauver la République en péril."

      La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnet sa cocarde négligée.

      "Laisse donc, Évariste: ton Marat est un homme comme les autres, et qui ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu as des illusions. Ce que tu dis aujourd'hui de Marat, tu l'as dit autrefois de Mirabeau, de La Fayette, de Pétion, de Brissot.

      --Jamais!" s'écria Gamelin, sincèrement oublieux.

      Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée de papiers, de livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posa la soupière de faïence, deux écuelles d'étain, deux fourchettes de fer, la miche de pain bis et un pot de piquette.

      Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirent leur dîner par un petit morceau de lard. La mère ayant mis son fricot sur son pain, portait gravement sur la pointe de son couteau de poche les morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respect des aliments qui avaient coûté cher.

      Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, qui restait songeur et distrait.

      "Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux, mange."

      Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d'un précepte religieux.

      Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres. Gamelin réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à ces maux.

      Mais elle:

      "Il n'y a plus d'argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n'y a plus de confiance. C'est à désespérer de tout.

      --Taisez-vous, ma mère, taisez-vous! s'écria Gamelin. Qu'importent nos privations, nos souffrances d'un moment! La Révolution fera pour les siècles le bonheur du genre humain."

      La bonne dame trempa son pain dans son vin: son esprit s'éclaircit et elle songea en souriant au temps de sa jeunesse, quand elle dansait sur l'herbe à la fête du roi. Il lui souvenait aussi du jour où Joseph Gamelin, coutelier de son état, l'avait demandée en mariage. Et elle conta par le menu comment les choses s'étaient passées. Sa mère lui avait dit: "Habille-toi. Nous allons sur la place de Grève, dans le magasin de M. Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens." Elles eurent grand-peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux. Dans le magasin de M. Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph Gamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avait compris tout de suite de quoi il retournait. Tout le temps qu'elle s'était tenue à la fenêtre pour voir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatre chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n'avait pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille.

      Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer sa vie.

      "Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m'y attendais, par suite d'une frayeur que j'eus, étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je faillis être renversée par des curieux, qui couraient à l'exécution de M. de Lally. Tu étais si petit, à ta naissance, que le chirurgien croyait que tu ne vivrais pas. Mais je savais bien que Dieu me ferait la grâce de te conserver. Je t'élevai de mon mieux, ne ménageant ni les soins ni la dépense. Il est juste de dire, mon Évariste, que tu m'en témoignas de la reconnaissance et que, dès l'enfance, tu cherchas à m'en récompenser selon tes moyens. Tu étais d'un naturel affectueux et doux. Ta sœur n'avait pas mauvais cœur; mais elle était égoïste et violente. Tu avais plus de pitié qu'elle des malheureux. Quand les petits polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu t'efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur mère, et bien souvent tu n'y renonçais que foulé aux pieds et cruellement battu. A l'âge de sept ans, au lieu de te quereller avec de mauvais sujets, tu allais tranquillement dans la rue en récitant ton catéchisme; et tous les pauvres que tu rencontrais, tu les amenais à la maison pour les secourir, tant que je fus obligée de te fouetter pour t'ôter cette habitude. Tu ne pouvais voir un être souffrir sans verser des larmes. Quand tu eus achevé ta croissance, tu devins très beau. A ma grande surprise, tu ne semblais pas le savoir, très différent en cela de la plupart des jolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure."

      La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu à vingt ans un visage grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine, les traits d'une Minerve. Maintenant ses yeux sombres et ses joues pâles exprimaient une âme triste et violente. Mais son regard, lorsqu'il le tourna sur sa mère, reprit pour un moment la douceur de la première jeunesse.

      Elle poursuivit:

      "Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courir les filles, mais tu te plaisais à rester près de moi, à la boutique, et il m'arrivait parfois de te dire de te retirer de mes jupes et d'aller un peu te dégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit de mort je te rendrai ce témoignage, Évariste, que tu es un bon fils. Après le décès de ton père, tu m'as prise courageusement à ta charge; bien que ton état ne te rapporte guère, tu ne m'as jamais laissée manquer de rien, et, si nous sommes aujourd'hui tous deux dépourvus et misérables, je ne puis te le reprocher: la faute en est à la Révolution."

      Il fit un geste de reproche; mais elle haussa les épaules et poursuivit.

      "Je ne suis pas une aristocrate. J'ai connu les grands dans toute leur puissance et je puis dire qu'ils abusaient de leurs privilèges. J'ai vu ton père bâtonné par les laquais du duc de Canaleilles parce qu'il ne se rangeait pas assez vite sur le passage de leur maître. Je n'aimais point l'Autrichienne: elle était trop fière et faisait trop de dépenses. Quant au roi, je l'ai cru bon, et il a fallu son procès et sa condamnation pour me faire changer d'idée. Enfin je ne regrette pas l'ancien régime, bien que j'y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas que la Révolution établira l'égalité, parce que les hommes ne seront jamais égaux; ce n'est pas possible, et l'on a beau mettre le pays sens dessus dessous: il y aura toujours des grands et petits, des gras et des maigres."

      Et, tout en parlant,


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