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Le meurtre d'une âme. Daniel LesueurЧитать онлайн книгу.

Le meurtre d'une âme - Daniel Lesueur


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lit, refusant presque toute nourriture depuis que les vainqueurs occupaient le château. Armande, au contraire, s'exaltait, brûlait de rancune et de fièvre. Elle rêvait de se déguiser en homme, de partir, de faire le coup de fusil. Sans sa mère, couchée là, effondrée de désespoir, presque mourante, cette fille étrange eût accompli quelque folle action. C'était une grande créature sans grâce, presque masculine de façons et d'aspect, qu'on avait laissée croître en sauvageonne, un peu par indifférence, beaucoup par difficulté de la dompter. Toute la sollicitude des parents s'était concentrée sur leur fils, le vicomte Louis, aussi souple et brillant de nature que sa sœur était terne et peu maniable. Comme celle-ci avait horreur de la ville, des réceptions et des études, plus d'une fois, durant son adolescence, on l'avait laissée l'hiver entier à Solgrès, seule avec une gouvernante qu'elle n'écoutait guère, tandis que la famille s'installait à Paris pour la saison mondaine et l'instruction de Louis au lycée. Pendant ce temps, Armande courait en sabots dans la neige, chassait au lapin dans le parc, allait manger des choux au lard chez les paysans, empruntait des poulains de ferme pour d'invraisemblables chevauchées à califourchon. Peu facile à marier malgré le beau nom et la fortune considérable des Solgrès, elle entrait maintenant dans sa vingt-quatrième année.

      Si les Prussiens qui faisaient bombance sous son toit avaient connu cette fille bizarre, entrevue à peine, ils n'eussent pas vidé la cave aussi gaiement. Leur nombre, leurs casques, leurs bottes, leurs fusils, n'eussent pas suffi à les rassurer, s'ils avaient pu lire dans ce cerveau bouillant de fureur et ruminant des projets insensés. La présence de sa mère empêchait seule Armande de mettre le feu au château ou d'abattre quelques officiers ennemis à coups de carabine, comme autrefois les lapins du parc. En ce moment, dans l'ombre, elle avait saisi le bras de Louise:

      —«Parle donc!... Qu'y a-t-il de nouveau?...»

      L'autre répondit à voix basse:

      —«Un homme, mademoiselle... Un blessé qui s'est traîné jusque chez nous...

      —Français?...

      —Non, mais c'est tout comme... Un Italien de Garibaldi... Il porte au Gouvernement la nouvelle d'une grande victoire...

      —Comment?... D'où vient-il?...

      —De Dijon.

      —Pour aller à Tours?... Ce n'est guère le chemin.

      —Il a descendu la Seine en bateau avec des chalandiers... Les Prussiens l'ont arrêté... Il s'est sauvé... Mais il a reçu un coup de feu... Il allait crever sur la route, le pauvre diable, quand je l'ai ramassé.

      —Où est-il?

      —Chez moi, pardienne. Mais notre maison de garde, c'est une lanterne. Je suis venue vous demander où nous pourrions le cacher, en attendant qu'il soit en état de repartir.

      —Mène-moi auprès de lui.

      —Venez, mademoiselle. Faisons doucement. Quoiqu'ils soient à moitié ivres, les saligauds, ils pourraient nous entendre. Mais vous n'allez pas sortir comme ça!...»

      Louise venait de s'apercevoir qu'Armande n'avait même pas jeté un châle sur ses épaules.

      —«Pourquoi ne pas sortir comme ça?» demanda celle-ci.

      —«Il gèle à pierre fendre.

      —Eh! que veux-tu que ça me fasse?...»

      Dehors, en effet, dans la claire nuit glacée, Mlle de Solgrès ne frissonna même pas. Ses hautes épaules musclées semblèrent ignorer le froid sous la chemisette de flanelle écossaise qu'un ceinturon de cuir serrait sur les hanches, autour d'une taille modelée comme à coups de serpe. Quant à sa tête, une épaisse chevelure rousse, tordue sans coquetterie, la couvrait suffisamment.

      —«Viens ici,» dit-elle à Louise, en quittant l'allée pour couper à travers un taillis.

      —«Pourquoi, mademoiselle? Les racines et les broussailles nous empêcheront d'avancer.

      —Notre piste sera moins facile à suivre dans la neige. Qui sait s'ils ne s'aviseraient pas de quelque chose, ces sales Pruscos, en remarquant nos pas ensemble dans la direction de chez toi?»

      Tout au fond du parc, la petite maison de garde, gentille comme une chaumière d'opéra comique, se dressait à côté d'une grille d'entrée. Les deux femmes y pénétrèrent.

      Dans la chambre à coucher, sur le lit, un homme gisait, terrassé de fatigue, engourdi dans un sommeil de plomb. D'abord Armande le distingua mal. Une petite lampe à réflecteur, tournée vers lui du côté obscur, le laissait dans l'ombre. Louise releva la mèche, dirigea la lumière vers le visage du dormeur. Armande de Solgrès le contempla, dans un saisissement.

      C'était un garçon de vingt-cinq ans environ, du plus beau type méridional. Sa tête fine et brune, au teint mat, s'abandonnait sur l'oreiller, que recouvrait encore la courte-pointe rouge, car l'Italien s'était jeté hâtivement sur le lit. Le corps souple avait une pose gracieuse d'enfant lassé. Une des mains, ramenée au-dessus de la tête, se repliait à demi, montrant des doigts effilés et une paume délicate. Mais le visage surtout apparaissait d'une adorable pureté de lignes, avec la douceur sombre des cheveux bouclés et de la barbe mousseuse, avec la frange touffue des cils soulignant les longues paupières. L'homme était vêtu d'un costume foncé en mauvais état, le pantalon retenu dans des bottes basses. Une de ces bottes, fendue à la tige, laissait voir un linge taché de sang.

      A peine Armande avait-elle eu le temps de remarquer ces détails, que l'étranger, inquiété par l'éclat de la lampe, s'éveilla. Ses yeux de velours phosphorescent illuminèrent sa physionomie. La jeune châtelaine, peu timide cependant, restait déconcertée devant cette révélation d'une beauté masculine si différente de tout ce que sa sauvage adolescence lui avait fait connaître.

      —«Fusillez-moi donc, et que ça finisse, lâche vermine!...» murmura l'inconnu d'une voix appesantie de rêve.

      —«Non... non... nous sommes des amies,» balbutia précipitamment la fille du comte.

      Il se souleva sur son séant, secoua ses boucles noires, et sourit en reconnaissant Louise.

      —«C'est vrai?... Je suis donc en sécurité ici?...» demanda-t-il.

      —«Je m'appelle Armande de Solgrès,» dit la rude fille avec une hauteur impressionnante. «Mon frère est officier de zouaves. Êtes-vous réellement un soldat de Garibaldi?

      —Connaissez-vous l'écriture de notre Giuseppe?» interrogea l'Italien.

      Il parlait avec un accent prononcé, dont le chantonnement n'était pas sans charme. Sa voix, sur le nom vénéré, eut une inflexion adoratrice.

      Armande secoua la tête.

      Il ne douta pas qu'elle ne le crût. Le visage ingrat d'Armande resplendit d'émotion et d'enthousiasme jusqu'à en être transfiguré. Peu éloquente, elle ne trouvait pas de paroles. Elle dit seulement, d'une intonation profonde:

      —«C'est bien... C'est bien!...» Puis elle ajouta vivement: «N'y avait-il que des Italiens?...

      —Nous étions très peu des nôtres, madame... Mais les Français avaient nos chefs,» fit le volontaire avec orgueil.

      Elle s'assombrit, puis demanda:

      —«Et maintenant... vous essayez de gagner Tours, paraît-il?...


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