Les civilisés: Roman. Claude FarrèreЧитать онлайн книгу.
son amant, s'agitait de mouvements lents et rythmés, et poussait de grands soupirs et des plaintes.... Une voiture venant à leur rencontre, les croisa dans le temps d'un éclair. D'autres survinrent. La route tournait à gauche, et se prolongeait en allée de parc, joliment encadrée de pelouses et de bosquets. C'était l'Inspection,—les Acacias de Saïgon, où la mode est de se promener la nuit comme le jour.—Des lanternes luisaient nombreuses, créant un demi-jour équivoque et intermittent. Les victorias marchaient au pas, sur deux files; et l'on distinguait les visages des gens; mais on n'échangeait pas de saluts, par discrétion.
D'une secousse des reins et des poignets, Hélène se redressa. Elle respira fort et s'éventa le visage. Fierce, décemment, étendit sa main et fit retomber les plis de la robe; dans ce geste, il rencontra le poignet de la jeune femme, et elle lui serra les doigts rudement, comme pour détendre ses nerfs encore irrités. Mévil, la tête à la renverse dans l'angle des coussins, était immobile comme un mort.
—«C'est très bête, dit Hélène après un petit moment. Tous ces gens-là nous ont vus.»
Du menton, elle désignait les voitures de la contre-file.
—«Voyez-les vous-même,» dit Torral en haussant les épaules.
Dans chaque voiture, il y avait un homme et une femme,—ou deux femmes,—ou parfois un homme et un garçonnet.—Et tous les couples, sans exception, se serraient plus étroitement qu'ils n'eussent fait avant le coucher du soleil, et prenaient mille sortes de libertés que la nuit ne voilait qu'aux trois quarts.
—«Jolie ville, dit Hélène Liseron. C'est révoltant.
—Mais point du tout, dit Fierce avec du mépris et de l'indulgence. C'est tout simplement naturel, et d'un bon exemple pour les hypocrites qui se prétendent pudibonds. D'ailleurs, ma chère, c'est un sot préjugé que celui du mystère en ce qui concerne l'amour et le sexe. Franchement, à vous avoir entrevue tout à l'heure, j'imaginais que vous ne le partagiez point. Moi-même et beaucoup de mes amis, sommes sans délicatesse exagérée là-dessus. Tenez, ne regardez pas là-bas, puisque ce qui s'y passe vous déplaît, et écoutez un conte qui est une histoire: il y a quelques années, le hasard et des goûts partagés me firent l'ami d'un certain Rodolphe Hafner, diplomate et homme parfait. Hafner avait alors une jolie maîtresse qu'il appréciait fort, et dont il aimait à me dire du bien. Il finit par m'en dire tellement que je fus amoureux d'elle a mon tour. Hafner s'en aperçut, n'en témoigna rien, et me joua le plus joli tour d'ami que j'ai jamais connu. Il m'invita certain soir à souper en tiers avec sa maîtresse. Puis, nous ayant tous deux convenablement grisés, il passa au fumoir, et se mit à jouer du piano. Il était passionné de musique, et je savais qu'une fois en train, le tonnerre ne l'aurait pas arraché de son tabouret. Il jouait donc, et ce qu il jouait était langoureux en diable; si langoureux, que nous n'écoutâmes pas jusqu'au bout.—L'aventure s'acheva sur un divan turc fort moelleux, et je crois bien que ce divan n'était pas là par simple hasard.
—Je l'espère bien, dit Torral. Mais ton Hafner était un garçon pourri d'élégance et truffé d'idéalisme. S'il avait été un pur civilisé, sans guirlandes, il t'aurait dit tout clairement: Vous la voulez, la voilà.—Quand je travaillais au viaduc de Sassenage, en Dauphiné, j'avais pour camarades deux types que je regrette encore: ils sont morts dans l'éboulement d'Engiens. A nous trois, jeunes, têtes solides et poches plates, nous avions une femme, rien qu'une; nous l'avions fait venir de Grenoble à frais communs. Ce n'était pas grand'chose,—je veux dire au point de vue cervelle,—mais on la dressa. Chaque nuit, un de nous couchait avec elle,—à tour de rôle.—Les soirées, nous les passions tous quatre ensemble au coin du feu.—Il fait plus froid là-bas qu'ici.—On faisait de la mécanique et de l'analyse. La gosse écoutait sans permission d'ouvrir le bec.—A minuit, pour la dédommager, son amant de la veille ouvrait un bouquin sentimental et lui faisait un bout de lecture. Ça ne traînait d'ailleurs pas: les mots bébêtes opéraient sur cette petit comme une infusion de cantharides: On n'avait pas tourné deux pages qu'elle était cheval sur son amant—son amant du jour.—Malgré quoi je vous prie tous de croire que nous achevions le chapitre sans broncher. Que diable! Je ne sache pas qu'il soit honteux de faire des enfants, et je ne comprends pas pourquoi l'on se cache quand on essaye d'en faire,—ou qu'on fait semblant.»
Liseron se souleva pour regarder Torral
—«Vous êtes abominable, dit-elle;—elle se tourna tendrement vers Raymond:—n'est-ce pas, ami?
—Oui,» souffla Mévil d'une voix basse et terne,—la voix des gens qui répondent sans avoir entendu.—Il était toujours affaissé en arrière, et on ne voyait pas son visage dans l'ombre. Fierce cligna des yeux pour l'examiner; mais il l'entendit respirer librement, d'un souffle égal et ne s'inquiéta pas.
—«Cholon,» cria Torral au saïs.
Ils avaient quitté l'allée de promenade. Les chevaux trottèrent. La route tourna sous bois, entre des haies opaques. Tout de suite, ce fut le silence, la solitude et l'obscurité. Ils coururent longtemps dans la campagne endormie, et, au bout du bois, ils débouchèrent dans une grande plaine.
Ils avaient cessé de parler dès qu'ils s'étaient retrouvés seuls,—bâillonnés en quelque sorte par la nuit noire des taillis. La plaine, moins sombre, luisait faiblement sous les étoiles, car elle était nue, sans un arbre ni une broussaille; mais quand même, on n'avait point désir de bavarder dans cette plaine-là,—la Plaine des Tombeaux.—A perte de vue, vers tous les horizons, la terre se bosselait de monticules réguliers, tous pareils et très serrés les uns contre les autres, poignées de poussière sous quoi dorment d'autres poignées de poussière, tout cela impossiblement antique et anonyme, suant l'oubli et le néant.—Pas de pierres, pas d'épitaphes. De très loin en très loin, une brique rompue, effritée, un caillou gris de lichen. Et toujours, jusqu'à l'infini, les tombes uniformes,—innombrables et monotones comme les vagues de la mer.—Innombrables: les morts asiatiques possèdent pour l'éternité leurs demeures funèbres; on ne les en chasse pas, même après des siècles de siècles; jamais les vieux ossements ne font place aux ossements jeunes: tous reposent en paix, côte à côte, et c'est très long de traverser leur domaine.
A mi-chemin, le saïs arrêta, à cause d'une lanterne éteinte. Depuis une heure ils étaient tous rigoureusement silencieux: la plaine mortuaire pesait sur eux comme un linceul sur des cadavres.—Torral secoua sa torpeur, et se pencha pour regarder au dehors. A cent pas, quelque chose de gris se profilait sur le ciel noir,—une bâtisse informe, solitaire au milieu des tombes, tombe elle-même: la sépulture de l'évêque d'Adran. Torral la nomma à voix haute, pour parler, et rompre d'un bruit humain l'intolérable silence. Mais on ne lui répondit pas, et le saïs fouetta ses chevaux. Ils allèrent encore très longtemps, et Fierce, presque assoupi, s'amusait à rêver qu'ils erraient dans un labyrinthe de l'Hadès, et que jamais, jamais ils ne rentreraient dans le monde des vivants....
Ils y rentrèrent tout d'un coup, comme un train qui jaillit hors d'un tunnel. Cholon, brusquement, apparut dans l'ombre, et surgit véritablement autour d'eux. Sans transition, ils se trouvèrent au milieu d'une ville,—une ville chinoise, incroyablement bruyante et grouillante, avec ses boutiques affairées, ses lanternes de bambou grosses comme des citrouilles, ses devantures en dentelle de bois doré, ses maisons bleues qui fleurent l'opium et la pourriture, ses échoppes en plein vent, éclairées d'un quinquet, où l'on vend toutes sortes de choses à manger qui n'ont pas de nom que nous sachions dire. Il y avait plein les rues d'hommes, de femmes et d'enfants, tous riant et criant, avec une agitation joyeuse et tumultueuse. Les hommes portaient uniformément la longue queue à bout de soie, et les femmes le chignon luisant enjolivé de verroteries vertes,—car ils étaient Chinois et pas Annamites. Il n'y a pas d'Annamites à Cholon, et c'est pourquoi la succursale de Saïgon n'est point une ville brune, délicate et mélancolique, mais une ville jaune, exubérante et populacière, comme sont les cités méridionales du Kouang-Tong et du Kouang-Si.
Le saïs claquait du fouet pour ouvrir la foule, et les chevaux piétinaient sur place. Torral se mit à siffler un refrain, et Fierce allongea sa canne pour pousser un enfant qui se jetait sous les roues. Tous se reprenaient à être de bonne humeur