Haine d'amour. Daniel LesueurЧитать онлайн книгу.
jour, à l’École de Guerre, a eu le toupet de me dire: «Mais, mon général, si je me servais de mes jambes, je ferais emballer ma jument. D’ailleurs, avec elle, je n’en ai pas besoin, elle a déjà trop d’impulsion sans cela.» Il croyait que les jambes servent seulement à augmenter l’impulsion!... Ah! l’animal!... Mais moi, monsieur, je donne toutes les indications à mon cheval avec les jambes!... Oui, toutes... depuis l’arrêt jusqu’au galop de charge, et jusqu’au changement de pied. Voyons, je vous le demande, comment conçoit-on que, sans jambe, on puisse équilibrer un cheval?
Ce «je vous le demande» n’était heureusement qu’une figure de rhétorique dans la bouche du général, qui, une fois empoigné par son sujet favori, ne s’arrêtait plus, même pour laisser la place aux répliques de son interlocuteur. L’autorité qu’on ne lui discutait pas en pareille matière, et l’habitude de s’adresser à des officiers hiérarchiquement inférieurs que le respect retenait de l’interrompre, déterminaient chez lui cette tendance au monologue. M. de Villenoise eut à l’en bénir, ce matin-là. Car le jeune homme se sentait aussi incapable que possible de soutenir une conversation. Tandis qu’il pouvait à loisir, sous l’attention extérieure prêtée à ce bruit de paroles, bercer le plus délicieux des rêves.
L’allée cavalière dans laquelle ils marchaient donnait exactement passage à leurs trois chevaux de front. Même quelques branches les frôlaient; et c’est pourquoi il avait pris à Mlle Méricourt la place en dehors, laissant ainsi la jeune fille entre son père et lui-même. Il se trouvait à gauche et parfois le pied de Gilberte effleurait sa botte. Ni lui ni elle ne tournaient la tête, mais tous deux tendaient leurs regards en avant, comme n’osant plus croiser leurs prunelles. Toutefois ils avaient si fortement la sensation de leur présence réciproque qu’ils ne pouvaient penser à autre chose. Et les délicates verdures d’avril, dans lesquelles leurs yeux s’enfonçaient, ne leur devenaient visibles que parce qu’elles prenaient aussitôt des significations correspondant à leurs sentiments intimes, à l’espèce de gêne oppressante et douce qui leur étreignait le cœur. Ils ne devaient plus revoir cette nuance de feuilles jeunes, cette perspective d’allée sous bois mollement sablée d’un épais sable roux et colorée de cette couleur de soleil, sans se rappeler cette promenade.
Cependant ils débouchèrent dans l’avenue des Acacias. Les feuillages, brusquement, s’espacèrent, dévoilant une large nappe de ciel bleu. La lumière s’étala, violente, entre les hautes cimes plus tardivement verdoyantes que les taillis. Des voitures filaient sur la chaussée; des cavaliers galopaient; deux officiers saluèrent. La jolie sauvagerie et l’intimité du décor disparurent. En même temps disparut aussi l’espèce de charme qui scellait les lèvres et détournait les yeux de Gilberte et de Vincent. Ils se sentirent plus éloignés l’un de l’autre. Alors ils se regardèrent, ils se parlèrent. Mais avec un regret de leur étrange et délicieuse angoisse...
—C’est comme leur façon de comprendre la théorie de la main fixe, continuait le général. C’est très bien, la main fixe... Mais encore faut-il s’entendre!... Ça ne veut pas dire la main de bois, car alors, plantez-moi un crochet dans l’arçon de la selle et attachez-y les rênes, ça sera la même chose. La main parle à la bouche du cheval. Et comment une main de bois pourrait-elle parler?...
—Mademoiselle, demanda Vincent à Gilberte, faites-vous aussi des contre-changements de main de deux pistes au galop?
—Pas correctement, non, monsieur. Je n’y suis jamais arrivée.
—Et tu n’y arriveras jamais, reprit le général. Une femme ne peut pas. C’est là qu’il en faut des jambes, pour le soutien de l’allure et pour les changements de pied!...
Il s’interrompit.
—Ah! dit-il, voici le maréchal.
Vincent leva les yeux. Un cavalier, qu’il connaissait de vue, comme le connaissaient tous les habitués du Bois, venait à eux d’un pas tranquille. Tout de suite le jeune homme fut saisi par le respect un peu ému que lui inspirait cette maigre figure, d’une crânerie si élégante à cheval malgré ses quatre-vingts ans, et qui semblait résister à l’âge avec toute la puissante inertie de sa légendaire obstination.
Cependant M. Méricourt eut, de côté, vers sa fille et M. de Villenoise, un coup d’œil rapide. Il hésita; puis, brusquement, dit à Vincent—mais d’une voix qui manquait de chaleur:
—Désirez-vous que je vous présente?
Le jeune homme comprit. Sa présence prolongée auprès de Mlle Méricourt allait devenir un sujet de remarques, non seulement pour les amis du général, mais pour tout ce monde assoiffé de cancans qui n’a pas en vain baptisé son point de ralliement dans le Bois matinal du nom de La Potinière.
Aussitôt il prit congé, s’excusant même:
—C’était si intéressant de vous écouter, mon général! Je ne voulais pas vous interrompre.
—Ah! j’en ai bien d’autres à vous dire, cria gaiement M. Méricourt. Mais je vous repincerai. Venez donc un de ces matins, vers huit heures, me demander au Champ de Mars, au grand manège de l’École. Je vous montrerai ce que j’obtiens par le dressage à pied. Vous verrez... C’est très curieux.
Après avoir, en la saluant, rencontré de nouveau le regard de Gilberte,—un long regard brun et doux qu’il emporta dans son cœur, comme l’autre soir il avait emporté dans sa poche, contre sa poitrine, le brin de réséda,—Vincent retourna en arrière et reprit la petite allée verte que tout à l’heure ils avaient suivie côte à côte.
Oh! la charmante petite allée, si bien enclose de feuillage, et si peu à la mode, si dédaignée des promeneurs que les pas de leurs chevaux n’y seraient peut-être pas effacés jusqu’au soir! A y attarder ainsi sa rêverie, Vincent oubliait le mouvement de la vie mondaine qui s’agitait à peu de distance. Il se croyait au fond de son parc immense à Villenoise. Et il n’y était pas seul. De nouveau Gilberte y chevauchait à côté de lui. Le général aussi était là qui développait sa théorie de la main fixe. Oui, le général en personne. Car il ne gênait en rien l’espèce de mirage en train de se fixer dans l’esprit de Vincent. Ce brave cœur de vieux militaire, que l’on sentait si paternel, si dévoué à l’adoration de ses deux fillettes, donnait au contraire comme une consistance, une solidité, à l’espèce de tableau de famille qui s’esquissait dans l’imagination de M. de Villenoise. Une famille... Une femme, un père, un foyer... Étaient-ce donc ces choses dont le confus désir tourmentait, depuis le matin de la noce, celui qui avait été—tellement contre son gré—le garçon d’honneur de Robert Dalgrand? Étaient-ce donc ces choses qui prêtaient une signification plus profonde au charme de Gilberte, à ce charme fait de grâce et de fraîcheur morales autant que de grâce et de fraîcheur physiques?
«Une famille!...» se dit Vincent, «Est-ce que j’en ai eu? Est-ce que j’en aurai jamais?»
Sa mère?... Il se la rappelait à peine. Le seul souvenir qu’il conservât d’elle était celui des pleurs qu’elle versait en cachette, disant à son petit garçon: «Ne le raconte pas à ton père, que j’ai pleuré. Mais, vois-tu, mon pauvre enfant, avec ses idées d’inventeur, il nous mettra sur la paille.»
Son père?... Eh bien, non, c’était plus fort que lui!... Quand il voulait penser au père Bertet, ce qui s’évoquait devant ses yeux c’était l’affiche énorme avec la bouteille de l’Apéritif.
Voilà pour la famille dans le passé. Puis, lorsqu’il regardait l’avenir, il y apercevait... Sabine.
Jusqu’à présent, il avait étouffé ses vagues regrets sous une ironie voulue à l’égard du mariage, de la fidélité des femmes et de la candeur des jeunes filles. En cherchant les mauvais côtés de la famille, il avait fini par ne plus voir que ceux-là. Et il triomphait de les découvrir plus nombreux que les bons, oubliant qu’il en est ainsi pour toutes les choses humaines. D’ailleurs, à force de dénigrer en face de lui-même aussi bien que devant les autres ce qu’il