Haine d'amour. Daniel LesueurЧитать онлайн книгу.
La rue Jean Goujon s’étendait, déserte et sèche, entre les façades de ses maisons bleuies de nuit claire et écrasées de silence, lorsque le coupé de M. de Villenoise y réveilla des sonorités inattendues.
Il était une heure du matin. Tout dormait ou semblait dormir, dans ce quartier riche, où l’épaisseur des murs doublés de tentures somptueuses défend et appesantit le repos des habitants. Aussi la voix du cocher sonna-t-elle avec une étrangeté presque lugubre quand il cria, tout à travers cet engourdissement de sommeil:
—La porte, s’il vous plaît!
Après le déchirement de ce cri, tout sembla plus muet et plus mort. Mais, presque aussitôt, deux battants s’écartèrent, ouvrant dans la nuit une baie de clarté. La voiture s’y engouffra. Vincent mit pied à terre dans un grand vestibule, où une seule lampe électrique, enfermée dans un calice de verre jaune, éclairait le pied d’un escalier et quelques palmes d’un camœrops gigantesque, en laissant au delà tout un enfoncement d’obscurité.
—Monsieur, dit un valet qui tendait un plateau sur lequel apparaissait, parmi plusieurs lettres, le rectangle bleu d’un télégramme, cette dépêche est arrivée voilà deux heures à peine. Autrement, je l’aurais portée à Monsieur, soit chez M. Méricourt, soit à l’Hôtel Continental.
Vincent prit les papiers sans répondre, jeta un coup d’œil sur les écritures des enveloppes; puis, sans se presser, il ouvrit la dépêche. Comme il n’attendait rien de pénible ou d’heureux, ce télégramme, qui cependant ne venait pas de Paris,—car ce n’était pas la carte fermée des communications pneumatiques,—ne lui causait nul sursaut d’émotion ou de curiosité.
Il le lut d’un regard froid et continua de le regarder ensuite, sans qu’à cette contemplation aucun éclair s’allumât dans ses prunelles. Pourtant, il ne composait sa physionomie pour personne, pas même pour Prosper, son valet de chambre, qui, aussitôt les lettres remises, était monté dans le cabinet de toilette, afin de toucher le commutateur des lumières électriques et de préparer l’eau chaude.
La dépêche était datée de Cannes et contenait ces mots:
Portrait terminé. Serai à Paris dans trois ou quatre jours. Ne puis plus attendre joie de vous revoir.
Sabine.
Ces deux lignes, que composaient les caractères détachés et sans expression du télégraphe, retenaient, comme par une fascination morne, les regards et les pensées de Vincent. Le jeune homme restait d’une immobilité de statue, sans un tressaillement de plaisir ou d’impatience, sans un sourire, ou une nervosité, ou un dédain. A la fin, une grande pitié triste monta dans ses yeux. Il murmura:
—Pauvre femme!
Puis il monta l’escalier, lentement, avec une hésitation de tout le corps où se trahissait bien l’indécision, l’anémie de la volonté, qui était comme la diathèse de son âme.
Pourtant, il ne songeait point à s’imposer une ligne de conduite nouvelle. Nul effort nécessaire ne sollicitait son énergie. Sa vie était organisée suivant les exigences de certains devoirs aux-quels Vincent ne rêvait point, même un instant, de se soustraire. Mais la seule résolution d’examiner si, tout au fond de lui-même, un sentiment ne venait pas de s’éveiller qui lui rendrait peut-être pénible désormais l’accomplissement de tels devoirs, lui semblait difficile à prendre. S’interroger virilement lui apparaissait comme essentiel et cependant lui coûtait trop. Que deviendrait-il s’il découvrait qu’il aimait, ou tout au moins qu’il était capable d’aimer?... Alors qu’il avait cru si bien engourdir son cœur pour le livrer jusqu’à la mort, sans flamme ardente mais toutefois sans regret, et comme l’acquit d’une dette d’honneur, à cette Sabine, dont il avait involontairement brisé la vie.
Certes, il le lui devait, ce cœur. Et ce n’était pas trop, croyait-il, payer la fantaisie passionnée que Sabine expiait de son côté par la perte d’une fortune, d’un beau nom, et par l’ironique mépris dont l’avait accablée le monde.
Elle qui, durant huit années, fut la comtesse de Rovencourt, était, depuis son divorce, redevenue tout simplement Sabine Marsan. Au lieu de son ancien hôtel au parc Monceau, elle habitait un rez-de-chaussée rue de la Pompe. Et tous les millions de M. de Villenoise, dont sa fierté n’acceptait pas un centime, étaient impuissants à l’empêcher de travailler pour vivre, de peindre des fleurs et des portraits à l’aquarelle afin d’entretenir le modeste luxe qui, pour cette créature dédaigneuse et fine, représentait le strict nécessaire.
Il est vrai—et Vincent se l’était dit déjà, dans l’état de froide clairvoyance où met la moindre parole maladroite d’une femme dont on n’est plus épris,—il est vrai que cet étalage de labeur et de rigoureuse dignité pouvait être un calcul pour contraindre Vincent à la seule démarche qui lui eût permis de partager sa fortune avec Sabine, c’est-à-dire au mariage. Mais certaines circonstances, fort atténuantes pour lui, l’empêchaient de se croire tenu à une si complète réparation. Et il restait réfractaire à toute suggestion tendant à le mener vers un tel acte d’héroïsme, que sa très rigide et délicate conscience elle-même jugeait exagéré.
En effet, il avait eu jadis des raisons sérieuses de croire qu’il n’était pas le premier homme pour qui la comtesse de Rovencourt eût trompé son mari. Certains propos qui la lui firent croire presque facile, et les coquetteries qu’elle se permit à son égard, plus encore peut-être que la force d’un entraînement irrésistible, l’avaient décidé à lui faire la cour. Et si le prestige du titre, si le reflet de noblesse émané d’un très spécial milieu avait, pour l’héritier de l’Apéritif, ajouté une forte séduction à la grâce très captivante de Sabine, toutefois, même alors, il s’était rendu compte du rien de cabotinage et de bohème dont cette femme sans race, épousée pour sa beauté par le comte de Rovencourt, imprégnait l’atmosphère d’une aristocratique résidence.
Épouser Sabine... Chaque fois qu’un réveil de passion ou qu’une crise de pitié tendre pour les souffrances d’orgueil devinées chez sa maîtresse amenait M. de Villenoise à envisager cette résolution, un souvenir, tout à coup, le faisait bondir en arrière. C’était l’image d’une scène abominable: l’évocation du petit appartement que, six années auparavant, il avait mis tant d’amoureuse coquetterie à parer pour y recevoir la comtesse de Rovencourt, et dans lequel, un inoubliable soir, il avait eu la rage et l’humiliation de la voir s’écraser, dans la brutalisation de toutes ses pudeurs de femme, sous le mépris de son mari et la curiosité froidement outrageante des hommes de police. Ah! la dégradation dans son propre cœur de cette malheureuse—dont pourtant il causait la honte—et le sentiment de son impuissance à lui!... Jamais cela ne s’effacerait. Ce n’était pas l’obstacle légal du flagrant délit qui empêchait M. de Villenoise de donner son nom à Sabine. Car le comte de Rovencourt, satisfait par le honteux châtiment de la constatation, n’avait pas été jusqu’à réclamer la flétrissure d’un jugement correctionnel. Il avait retiré sa plainte, et réclamé le divorce pour simple incompatibilité d’humeur, sans alléguer l’adultère. Par pitié ou par dédain, il laissait à sa femme coupable la possibilité d’épouser celui pour qui elle l’avait trompé. Mais le scandale n’en avait pas moins amusé tout Paris. Et l’écœurant souvenir n’en restait pas moins fixé dans le cœur de Vincent.
Cette nuit, dans sa chambre, dans son grand lit drapé où vivement il s’était réfugié pour mieux réfléchir, cette lassitude d’une liaison rendue indissoluble par les circonstances lui courbatura l’âme tout à coup, l’écrasa sous une pesanteur de fatalité. Ainsi donc Sabine allait revenir... Dans trois jours, quatre au plus, Vincent recevrait un autre télégramme—daté de Paris celui-là—ou bien quelque billet apporté au galop par un commissionnaire. Alors il mettrait son chapeau, il retournerait rue de la Pompe, il reprendrait les habitudes interrompues pendant deux mois... Une minutieuse vision lui montrait tous les détails de cette visite, semblable à tant d’autres qui suivraient... Il se voyait quittant à pied son hôtel pour parcourir