P'tit-bonhomme. Jules VerneЧитать онлайн книгу.
et le rideau dut être relevé au milieu d'une triple salve d'applaudissements.
Décidément, l'occasion ne se présentait pas aux bonnes amies et à leurs tenants d'être désagréables à miss Anna Waston.
Elle regagna sa loge et se laissa tomber sur un canapé, un peu fatiguée, bien qu'elle eût réservé pour l'acte suivant son plus grand effort dramatique.
Cette fois encore, nouveau changement de costume. Ce n'est plus une servante, c'est une dame,—une dame en toilette de deuil, un peu moins jeune, car cinq ans se sont passés entre le deuxième et le troisième acte.
P'tit-Bonhomme ouvrait de grands yeux, immobile en son coin, n'osant ni remuer ni parler. Miss Anna Waston, assez énervée, ne lui prêtait aucune attention.
Cependant, dès qu'elle fut habillée:
«Petit, dit-elle, ça va être à toi.
—A moi, madame Anna?....
—Et rappelle-toi que tu te nommes Sib.
—Sib?... oui!
—Élisa, répète-lui bien qu'il se nomme Sib jusqu'au moment où tu descendras avec lui sur la scène pour le conduire au régisseur près de la porte.
—Oui, madame.
—Et, surtout, qu'il ne manque pas son entrée!»
Non! il ne la manquerait pas, dût-on l'y aider d'une bonne tape, le petit Sib... Sib... Sib...
«Tu sais, d'ailleurs, ajouta miss Anna Waston en montrant le doigt à l'enfant, on te reprendrait ta guinée... Ainsi, gare à l'amende...
—Et à la prison!» ajouta Élisa en faisant ces gros yeux qu'il connaissait bien.
Ledit Sib s'assura que la guinée était toujours au fond de sa poche, bien décidé à ne point se la laisser reprendre.
Le moment était venu. Élisa saisit Sib par la main, descendit sur la scène.
Sib fut d'abord ébloui par les traînées d'en bas, les herses d'en haut, les portants flamboyants de gaz. Il se sentait éperdu au milieu du va-et-vient des figurants et des artistes, qui le regardaient en riant.
C'est qu'il était véritablement honteux avec ses vilains habits de petit pauvre!
Enfin les trois coups retentirent.
Sib tressaillit comme s'il les eût reçus dans le dos.
Le rideau se leva.
La duchesse de Kendalle était seule en scène, monologuant au milieu d'un décor de chaumière. Tout à l'heure, la porte du fond s'ouvrirait, un enfant entrerait, s'avancerait vers elle en lui tendant la main, et cet enfant serait le sien.
Il faut noter qu'aux répétitions, P'tit-Bonhomme avait été très chagriné, lorsqu'il s'était vu réduit à l'obligation de demander l'aumône. On se rappelle sa fierté native, sa répugnance quand on voulait le contraindre à mendier au profit de la ragged-school. Miss Anna Waston lui avait bien dit que ce n'était point «pour de bon». N'importe, cela ne lui allait pas du tout... Dans sa naïveté, il prenait les choses au sérieux et finissait pas croire qu'il était véritablement l'infortuné petit Sib.
En attendant son entrée, et tandis que le régisseur lui tenait la main, il regardait à travers l'entrebâillement de la porte. Avec quel ébahissement ses yeux parcouraient cette vaste salle pleine de monde, inondée de lumière, les girandoles des avant-scènes, l'énorme lustre, comme un ballon de feu suspendu en l'air. C'était si différent de ce qu'il avait vu, lorsqu'il assistait aux représentations sur le devant d'une loge.
A ce moment le régisseur lui dit:
«Attention, Sib!
Dressé par E. Morieu.
Paris, Lith. Lemercier et Cie.
—Oui, monsieur.
—Tu sais... va droit devant toi jusqu'à ta maman, et prends garde de tomber!
—Oui, monsieur.
—Et tends bien la main...
—Oui, monsieur... comme ça?»
Et c'était une main fermée qu'il montrait.
«Non, nigaud!... C'est un poing, cela!... Tends donc une main ouverte, puisque tu demandes l'aumône.
—Oui, monsieur.
—Et surtout ne prononce pas un mot... pas un seul!
—Oui, monsieur.»
La porte de la chaumière s'ouvrit, et le régisseur le poussa juste à la réplique.
P'tit-Bonhomme venait de faire son début dans la carrière dramatique. Ah! que le cœur lui battait fort!
Un murmure arriva de tous les coins de la salle, un touchant murmure de sympathie, tandis que Sib, la main tremblante, les yeux baissés, le pas incertain, s'avançait vers la dame en deuil. Comme on voyait bien qu'il avait l'habitude des haillons et qu'il n'était point gêné sous ses loques!
On lui fit un succès,—ce qui le troubla davantage.
Soudain, la duchesse se lève, elle regarde, elle se rejette en arrière, puis elle ouvre ses bras...
Quel cri lui échappe,—un de ces cris conformes aux traditions, qui déchirent la poitrine!
«C'est lui!... C'est lui!... Je le reconnais!... C'est Sib... c'est mon enfant!»
Et elle l'attire à elle, elle le serre contre son cœur, elle le couvre de baisers, et il se laisse faire... Elle pleure,—de vraies larmes, cette fois,—et s'écrie:
«Mon enfant... c'est mon enfant, ce petit malheureux... qui me demande l'aumône!»
Cela l'émeut, le pauvre Sib, et bien qu'on lui ait recommandé de ne pas parler:
—Votre enfant... madame? dit-il.
—Tais-toi!» murmure tout bas miss Anna Waston.
Puis elle continue:
«Le ciel me l'avait pris pour me punir, et il me le ramène aujourd'hui...»
Et, entre ces phrases hachées par des sanglots, elle dévore Sib de baisers, elle l'inonde de larmes. Jamais, non jamais, P'tit-Bonhomme n'a été si caressé, si pressé sur un cœur palpitant! Jamais il ne s'est senti si maternellement aimé!
La duchesse s'est levée comme si elle surprenait quelque bruit au dehors.
«Sib... s'écrie-t-elle, tu ne me quitteras plus!...
—Non, madame Anna!
—Mais tais-toi donc!» répète-t-elle au risque d'être entendue de la salle.
La porte de la chaumière s'est ouverte brusquement. Deux hommes ont paru sur le seuil.
L'un est le mari, l'autre le magistrat qui l'accompagne pour l'enquête.
«Saisissez cet enfant... Il m'appartient!...
—Non! ce n'est pas votre fils! répond la duchesse, en entraînant Sib.
—Vous n'êtes pas mon papa!...» s'écrie P'tit-Bonhomme.
Les doigts de miss Anna Waston lui ont pressé si vivement le bras qu'il n'a pu retenir un cri. Après tout, ce cri est dans la situation, il ne la compromet pas. Maintenant, c'est une mère qui le tient contre elle... On ne le lui arrachera pas... La lionne défend son lionceau...
Et,