Les Misérables (Texte intégral annoté). Victor HugoЧитать онлайн книгу.
tout payé d’avance.
L’homme se rassit et dit sans hausser la voix:
— Je suis à l’auberge, j’ai faim, et je reste.
L’hôte alors se pencha à son oreille, et lui dit d’un accent qui le fit tressaillir: — Allez-vous en.
Le voyageur était courbé en cet instant et poussait quelques braises dans le feu avec le bout ferré de son bâton, il se retourna vivement, et, comme il ouvrait la bouche pour répliquer: — Tenez, assez de paroles comme cela. Voulez-vous que je vous dise votre nom ? Vous vous appelez Jean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vous êtes ? En vous voyant entrer, je me suis douté de quelque chose, j’ai envoyé à la mairie, et voici ce qu’on m’a répondu. Savez-vous lire ?
En parlant ainsi il tendait à l’étranger, tout déplié, le papier qui venait de voyager de l’auberge à la mairie et de la mairie à l’auberge. L’homme y jeta un regard. L’aubergiste reprit après un silence:
— J’ai l’habitude d’être poli avec tout le monde. Allez-vous-en.
L’homme baissa la tête, ramassa le sac qu’il avait déposé à terre, et s’en alla.
Il prit la grande rue. Il marchait devant lui au hasard, rasant de près les maisons, comme un homme humilié et triste. Il ne se retourna pas une seule fois. S’il s’était retourné, il aurait vu l’aubergiste de la Croix-de-Colbas sur le seuil de sa porte, entouré de tous les voyageurs de son auberge et de tous les passants de la rue, parlant vivement et le désignant du doigt, et, aux regards de défiance et d’effroi du groupe, il aurait deviné qu’avant peu son arrivée serait l’événement de toute la ville.
Il ne vit rien de tout cela. Les gens accablés ne regardent pas derrière eux. Ils ne savent que trop que le mauvais sort les suit.
Il chemina ainsi quelque temps, marchant toujours, allant à l’aventure par des rues qu’il ne connaissait pas, oubliant la fatigue, comme cela arrive dans la tristesse. Tout à coup il sentit vivement la faim. La nuit approchait. Il regarda autour de lui pour voir s’il ne découvrirait pas quelque gîte.
La belle hôtellerie s’était fermée pour lui ; il cherchait quelque cabaret bien humble, quelque bouge bien pauvre.
Précisément une lumière s’allumait au bout de la rue ; une branche de pin, pendue à une potence en fer, se dessinait sur le ciel blanc du crépuscule. Il y alla.
C’était en effet un cabaret ; le cabaret qui est dans la rue de Chaffaut.
Le voyageur s’arrêta un moment, et regarda par la vitre l’intérieur de la salle basse du cabaret, éclairée par une petite lampe sur une table et par un grand feu dans la cheminée. Quelques hommes y buvaient. L’hôte se chauffait. La flamme faisait bruire une marmite de fer accrochée à la crémaillère.
On entre dans ce cabaret, qui est aussi une espèce d’auberge, par deux portes. L’une donne sur la rue, l’autre s’ouvre sur une petite cour pleine de fumier.
Le voyageur n’osa pas entrer par la porte de la rue. Il se glissa dans la cour, s’arrêta encore, puis leva timidement le loquet et poussa la porte.
— Qui va là ? dit le maître.
— Quelqu’un qui voudrait souper et coucher.
— C’est bon. Ici on soupe et on couche.
Il entra. Tous les gens qui buvaient se retournèrent. La lampe l’éclairait d’un côté, le feu de l’autre. On l’examina quelque temps pendant qu’il défaisait son sac.
L’hôte lui dit: — Voilà du feu. Le souper cuit dans la marmite. Venez vous chauffer, camarade.
Il alla s’asseoir près de l’âtre. Il allongea devant le feu ses pieds meurtris par la fatigue ; une bonne odeur sortait de la marmite. Tout ce qu’on pouvait distinguer de son visage sous sa casquette baissée prit une vague apparence de bien-être mêlée à cet autre aspect si poignant que donne l’habitude de la souffrance.
C’était d’ailleurs un profil ferme, énergique et triste. Cette physionomie était étrangement composée ; elle commençait par paraître humble et finissait par sembler sévère. L’oeil luisait sous les sourcils comme un feu sous une broussaille.
Cependant un des hommes attablés était un poissonnier qui, avant d’entrer au cabaret de la rue de Chaffaut, était allé mettre son cheval à l’écurie chez Labarre. Le hasard faisait que le matin même il avait rencontré cet étranger de mauvaise mine cheminant entre Bras d’Asse et… (j’ai oublié le nom, je crois que c’est Escoublon). Or, en le rencontrant, l’homme, qui paraissait déjà très fatigué, lui avait demandé de le prendre en croupe ; à quoi le poissonnier n’avait répondu qu’en doublant le pas. Ce poissonnier faisait partie, une demi-heure auparavant, du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-même avait raconté sa désagréable rencontre du matin aux gens de la Croix-de-Colbas. Il fit de sa place au cabaretier un signe imperceptible. Le cabaretier vint à lui. Ils échangèrent quelques paroles à voix basse. L’homme était retombé dans ses réflexions.
Le cabaretier revint à la cheminée, posa brusquement sa main sur l’épaule de l’homme, et lui dit:
— Tu vas t’en aller d’ici.
L’étranger se retourna et répondit avec douceur.
— Ah ! vous savez ?…
— Oui.
— On m’a renvoyé de l’autre auberge.
— Et l’on te chasse de celle-ci.
— Où voulez-vous que j’aille ?
— Ailleurs.
L’homme prit son bâton et son sac, et s’en alla.
Comme il sortait, quelques enfants, qui l’avaient suivi depuis la Croix-de-Colbas et qui semblaient l’attendre, lui jetèrent des pierres. Il revint sur ses pas avec colère et les menaça de son bâton ; les enfants se dispersèrent comme une volée d’oiseaux.
Il passa devant la prison. À la porte pendait une chaîne de fer attachée à une cloche. Il sonna.
Un guichet s’ouvrit.
— Monsieur le guichetier, dit-il en ôtant respectueusement sa casquette, voudriez-vous bien m’ouvrir et me loger pour cette nuit ?
Une voix répondit:
— Une prison n’est pas une auberge. Faites-vous arrêter, on vous ouvrira.
Le guichet se referma.
Il entra dans une petite rue où il y a beaucoup de jardins. Quelques-uns ne sont enclos que de haies, ce qui égaye la rue. Parmi ces jardins et ces haies, il vit une petite maison d’un seul étage dont la fenêtre était éclairée. Il regarda par cette vitre comme il avait fait pour le cabaret. C’était une grande chambre blanchie à la chaux, avec un lit drapé d’indienne imprimée et un berceau dans un coin, quelques chaises de bois et un fusil à deux coups accroché au mur. Une table était servie au milieu de la chambre. Une lampe de cuivre éclairait la nappe de grosse toile blanche, le broc d’étain luisant comme l’argent et plein de vin et la soupière brune qui fumait. À cette table était assis un homme d’une quarantaine d’années, à la figure joyeuse et ouverte, qui faisait sauter un petit enfant sur ses genoux. Près de lui, une femme toute jeune allaitait un autre enfant. Le père riait, l’enfant riait, la mère souriait.
L’étranger resta un moment rêveur devant ce spectacle doux et calmant. Que se passait-il en lui ? Lui seul eût pu le dire. Il est probable qu’il pensa que cette maison joyeuse serait hospitalière, et que là où il voyait tant de bonheur il trouverait peut-être un peu de pitié.
Il frappa au carreau un petit coup très faible.
On n’entendit pas.
Il frappa un second coup.
Il entendit