Actes et Paroles, Volume 1. Victor HugoЧитать онлайн книгу.
et nos destinees, mais qui ne cree pas de pareils hommes pour qu'ils laissent leur tache inachevee. Homme excellent et cher! il partageait sa vie noble et serieuse entre les plus hautes affaires et les soins les plus touchants. Il avait l'ame aussi inepuisable que l'esprit. Son eloge, on pourrait le faire avec un mot. Le jour ou cela fut necessaire, il se trouva que dans ce grand lettre, dans cet homme public, dans cet orateur, dans ce ministre, il y avait une mere!
Au milieu de ces regrets unanimes qui se tournent vers lui, je sens plus vivement que jamais toute sa valeur et toute mon insuffisance. Que ne me remplace-t-il a cette heure! S'il avait pu etre donne a l'academie, s'il avait pu etre donne a cet auditoire si illustre et si charmant qui m'environne, de l'entendre en cette occasion parler de la place ou je suis, avec quelle surete degout, avec quelle elevation de langage, avec quelle autorite de bon sens il aurait su apprecier vos merites, monsieur, et rendre hommage au talent de M. Campenon!
M. Campenon, en effet, avait une de ces natures d'esprit qui reclament le coup d'oeil du critique le plus exerce et le plus delicat. Ce travail d'analyse intelligente et attentive, vous me l'avez rendu facile, monsieur, en le faisant vous-meme, et, apres votre excellent discours, il me reste peu de chose a dire de l'auteur de l'Enfant Prodigue et de la Maison des Champs. Etudier M. Campenon comme je l'ai fait, c'est l'aimer; l'expliquer comme vous l'avez fait, c'est le faire aimer. Pour le bien lire, il faut le bien connaitre. Chez lui, comme dans toutes les natures franches et sinceres, l'ecrivain derive du philosophe, le poete derive de l'homme, simplement, aisement, sans deviation, sans effort. De son caractere on peut conclure sa poesie, et de sa vie ses poemes. Ses ouvrages sont tout ce qu'est son esprit. Il etait doux, facile, calme, bienveillant, plein de grace dans sa personne et d'amenite dans sa parole, indulgent a tout homme, resigne a toute chose; il aimait la famille, la maison, le foyer domestique, le toit paternel; il aimait la retraite, les livres, le loisir comme un poete, l'intimite comme un sage; il aimait les champs, mais comme il faut aimer les champs, pour eux-memes, plutot pour les fleurs qu'il y trouvait que pour les vers qu'il y faisait, plutot en bonhomme qu'en academicien, plutot comme La Fontaine que comme Delille. Rien ne depassait l'excellence de son esprit, si ce n'est l'excellence de son coeur. Il avait le gout de l'admiration; il recherchait les grandes amities litteraires, et s'y plaisait. Le ciel ne lui avait pas donne sans doute la splendeur du genie, mais il lui avait donne ce qui l'accompagne presque toujours, ce qui en tient lieu quelquefois, la dignite de l'ame. M. Campenon etait sans envie devant les grandes intelligences comme sans ambition devant les grandes destinees. Il etait, chose admirable et rare, du petit nombre de ces hommes du second rang qui aiment les hommes du premier.
Je le repete, son caractere une fois connu, on connait son talent, et en cela il participait de ce noble privilege de revelation de soi-meme qui semble n'appartenir qu'au genie. Chacune de ses oeuvres est comme une production necessaire, dont on retrouve la racine dans quelque coin de son coeur. Son amour pour la famille engendre ce doux et touchant poeme de l'Enfant Prodigue; son gout pour la campagne fait naitre la Maison des Champs, cette gracieuse idylle; son culte pour les esprits eminents determine les Etudes sur Ducis, livre curieux et interessant au plus haut degre, par tout ce qu'il fait voir et par tout ce qu'il laisse entrevoir; portrait fidele et soigneux d'une figure isolee, peinture involontaire de toute une epoque.
Vous le voyez, le lettre refletant l'homme, le talent, miroir de l'ame, le coeur toujours etroitement mele a l'imagination, tel fut M. Campenon. Il aima, il songea, il ecrivit. Il fut reveur dans sa jeunesse, il devint pensif dans ses vieux jours. Maintenant, a ceux qui nous demanderaient s'il fut grand et s'il fut illustre, nous repondrons: il fut bon et il fut heureux!
Un des caracteres du talent de M. Campenon, c'est la presence de la femme dans toutes ses oeuvres. En 1810, il ecrivait dans une lettre a M. Legouve, auteur du Merite des femmes, ces paroles remarquables: – "Quand donc les gens de lettres comprendront-ils le parti qu'ils pourraient tirer dans leurs vers des qualites infinies et des graces de la femme, qui a tant de soucis et si peu de veritable bonheur ici-bas? Ce serait honorable pour nous, litterateurs et philosophes, de chercher dans nos ouvrages a eveiller l'interet en faveur des femmes, un peu desheritees par les hommes, convenons-en, dans l'ordre de societe que nous avons fait pour nous plutot que pour elles. Vous avez dedie aux femmes tout un poeme; je leur dedierais volontiers toute ma poesie." Il y a, dans ce peu de lignes, une lumiere jetee sur cette nature tendre, compatissante et affectueuse. Toutes ses compositions, en effet, sont pour ainsi dire doucement eclairees par une figure de femme, belle et lumineuse, penchee comme une muse sur le front souffrant et douloureux du poete. C'est Eleonore dans son poeme du Tasse, malheureusement inacheve; c'est, dans ses elegies, la jeune fille malade, la juive de Cambrai, Marie Stuart, mademoiselle de la Valliere; ailleurs, madame de Sevigne. Toi, Sevigne, dit-il,
Toi qui fus mere et ne fus pas auteur.
C'est, dans la parabole de l'Enfant Prodigue, cette intervention de la mere que vous lui avez d'ailleurs, monsieur, justement reprochee; anachronisme d'un coeur irreflechi et bon, qui se montre chretien et moderne la ou il faudrait etre juif et antique; et qui reste indulgent dans un sujet severe; faute reelle, mais charmante.
Quant a moi, je ne puis, je l'avoue, lire sans un certain attendrissement ce voeu touchant de M. Campenon en faveur de la femme qui a, je redis ses propres paroles, tant de soucis et si peu de bonheur ici-bas. Cet appel aux ecrivains vient, on le sent, du plus profond de son ame. Il l'a souvent repete ca et la, sous des formes variees, dans tous ses ouvrages, et chaque fois qu'on retrouve ce sentiment, il plait et il emeut, car rien ne charme comme de rencontrer dans un livre des choses douces qui sont en meme temps des choses justes.
Oh! que ce voeu soit entendu! que cet appel ne soit pas fait en vain! Que le poete et le penseur achevent de rendre de plus en plus sainte et venerable aux yeux de la foule, trop prompte a l'ironie et trop disposee a l'insouciance, cette pure et noble compagne de l'homme, si forte quelquefois, souvent si accablee, toujours si resignee, presque egale a l'homme par la pensee, superieure a l'homme par tous les instincts mysterieux de la tendresse et du sentiment, n'ayant pas a un aussi haut degre, si l'on veut, la faculte virile de creer par l'esprit, mais sachant mieux aimer, moins grande intelligence peut-etre, mais a coup sur plus grand coeur. Les esprits legers la blament et la raillent aisement; le vulgaire est encore paien dans tout ce qui la touche, meme dans le culte grossier qu'il lui rend; les lois sociales sont rudes et avares pour elle; pauvre, elle est condamnee au labeur; riche, a la contrainte; les prejuges, meme en ce qu'ils ont de bon et d'utile, pesent plus durement sur elle que sur l'homme; son coeur meme, si eleve et si sublime, n'est pas toujours pour elle une consolation et un asile; comme elle aime mieux, elle souffre davantage; il semble que Dieu ait voulu lui donner en ce monde tous les martyres, sans doute parce qu'il lui reserve ailleurs toutes les couronnes. Mais aussi quel role elle joue dans l'ensemble des faits providentiels d'ou resulte l'amelioration continue du genre humain! Comme elle est grande dans l'enthousiasme serieux des contemplateurs et des poetes, la femme de la civilisation chretienne; figure angelique et sacree, belle a la fois de la beaute physique et de la beaute morale, car la beaute exterieure n'est que la revelation et le rayonnement de la beaute interieure; toujours prete a developper, selon l'occasion ou une grace qui nous charme ou une perfection qui nous conseille; acceptant tout du malheur, excepte le fiel, devenant plus douce a mesure qu'elle devient plus triste; sanctifiee enfin, a chaque age de la vie, jeune fille, par l'innocence, epouse, par le devoir, mere, par le devouement!
M. Campenon faisait partie de l'universite; l'academie, pour le remplacer, a cherche ce que l'universite pouvait lui offrir de plus distingue; son choix, monsieur, s'est naturellement fixe sur vous. Vos travaux litteraires sur l'Allemagne, vos recherches sur l'etat de l'instruction intermediaire dans ce grand pays, vous recommandaient hautement aux suffrages de l'academie. Deja un Tableau de la litterature francaise au seizieme siecle, plein d'apercus ingenieux, un remarquable Eloge de Bossuet, ecrit d'un style vigoureux, vous avaient merite deux de ses couronnes. L'academie vous avait compte parmi ses laureats les plus brillants; aujourd'hui elle vous admet parmi les juges.
Dans cette position nouvelle, votre horizon, monsieur, s'agrandira. Vous embrasserez d'un coup d'oeil a la fois plus ferme et plus etendu de plus vastes espaces. Les esprits comme le votre se fortifient en s'elevant. A mesure que leur point de vue se hausse, leur pensee monte. De nouvelles perspectives, dont peut-etre vous serez surpris vous-meme, s'ouvriront a votre regard. C'est ici, monsieur,