Actes et Paroles, Volume 1. Victor HugoЧитать онлайн книгу.
une region sereine. En entrant dans cette compagnie seculaire que tant de grands noms ont honoree, ou il y a tant de gloire et par consequent tant de calme, chacun depose sa passion personnelle, et prend la passion de tous, la verite. Soyez le bienvenu, monsieur. Vous ne trouverez pas ici l'echo des controverses qui emeuvent les esprits au dehors, et dont le bruit n'arrive pas jusqu'a nous. Les membres de cette academie habitent la sphere des idees pures. Qu'il me soit permis de leur rendre cette justice, a moi, l'un des derniers d'entre eux par le merite et par l'age. Ils ignorent tout sentiment qui pourrait troubler la paix inalterable de leur pensee. Bientot, monsieur, appele a leurs assemblees interieures, vous les connaitrez, vous les verrez tels qu'ils sont, affectueux, bienveillants, paisibles, tous devoues aux memes travaux et aux memes gouts; honorant les lettres, cultivant les lettres, les uns avec plus de penchant pour le passe, les autres avec plus de foi dans l'avenir; ceux-ci soigneux surtout de purete, d'ornement et de correction, preferant Racine, Boileau et Fenelon; ceux-la, preoccupes de philosophie et d'histoire, feuilletant Descartes, Pascal, Bossuet et Voltaire; ceux-la encore, epris des beautes hardies et males du genie libre, admirant avant tout la Bible, Homere, Eschyle, Dante, Shakespeare et Moliere; tous d'accord, quoique divers; mettant en commun leurs opinions avec cordialite et bonne foi; cherchant le parfait, meditant le grand; vivant ensemble enfin, freres plus encore que confreres, dans l'etude des livres et de la nature, dans la religion du beau et de l'ideal, dans la contemplation des maitres eternels.
Ce sera pour vous-meme, monsieur, un enseignement interieur qui profitera, n'en doutez pas, a votre enseignement du dehors. Meme votre intelligence si cultivee, meme votre parole si vive, si variee, si spirituelle et si justement applaudie, pourront se nourrir et se fortifier au commerce de tant d'esprits hauts et tranquilles, et en particulier de ces nobles vieillards, vos anciens et vos maitres, qui sont tout a la fois pleins d'autorite et de douceur, de gravite et de grace, qui savent le vrai et qui veulent le bien.
Vous, monsieur, vous apporterez aux deliberations de l'academie vos lumieres, votre erudition, votre esprit ingenieux, votre riche memoire, votre langage elegant. Vous recevrez et vous donnerez.
Felicitez-vous des forces nouvelles que vous acquerrez ainsi pres de vos venerables confreres pour votre delicate et difficile mission. Quoi de plus efficace et de plus eleve qu'un enseignement litteraire penetre de l'esprit si impartial, si sympathique et si bienveillant, qui anime a l'heure ou nous sommes cette antique et illustre compagnie! Quoi de plus utile qu'un enseignement litteraire, docte, large, desinteresse, digne d'un grand corps comme l'institut et d'un grand peuple comme la France, sujet d'etude pour les intelligences neuves, sujet de meditation pour les talents faits et les esprits murs! Quoi de plus fecond que des lecons pareilles qui seraient composees de sagesse autant que de science, qui apprendraient tout aux jeunes gens, et quelque chose aux vieillards!
Ce n'est pas une mediocre fonction, monsieur, de porter le poids d'un grand enseignement public dans cette memorable et illustre epoque, ou de toutes parts l'esprit humain se renouvelle. A une generation de soldats ce siecle a vu succeder une generation d'ecrivains. Il a commence par les victoires de l'epee, il continue par les victoires de la pensee. Grand spectacle!
A tout prendre, en jugeant d'un point de vue eleve l'immense travail qui s'opere de tous cotes, toutes critiques faites, toutes restrictions admises, dans le temps ou nous sommes, ce qui est au fond des intelligences est bon. Tous font leur tache et leur devoir, l'industriel comme le lettre, l'homme de presse comme l'homme de tribune, tous, depuis l'humble ouvrier, bienveillant et laborieux, qui se leve avant le jour dans sa cellule obscure, qui accepte la societe et qui la sert, quoique place en bas, jusqu'au roi, sage couronne, qui du haut de son trone laisse tomber sur toutes les nations les graves et saintes paroles de la concorde universelle!
A une epoque aussi serieuse, il faut de serieux conseils. Quoiqu'il soit presque temeraire d'entreprendre une pareille tache, permettez-moi, monsieur, a moi qui n'ai jamais eu le bonheur d'etre du nombre de vos auditeurs, et qui le regrette, de me representer, tel qu'il doit etre, tel qu'il est sans nul doute, et d'essayer de faire parler un moment en votre presence, ainsi que je le comprendrais, du moins a son point de depart, ce haut enseignement de l'etat, toujours recueilli, j'insiste sur ce point, comme une lecon par la foule studieuse et par les jeunes generations, parfois meme meritant l'insigne honneur d'etre accepte comme un avertissement par l'erudit, par le savant, par le publiciste, par le talent qui fertilise le vieux sillon litteraire, meme par ces hommes eminents et solitaires qui dominent toute une epoque, appuyes a la fois sur l'idee dont Dieu a compose leur siecle et sur l'idee dont Dieu a compose leur esprit.
Lettres! vous etes l'elite des generations, l'intelligence des multitudes resumee en quelques hommes, la tete meme de la nation. Vous etes les instruments vivants, les chefs visibles d'un pouvoir spirituel redoutable et libre. Pour n'oublier jamais quelle est votre responsabilite, n'oubliez jamais quelle est votre influence. Regardez vos aieux, et ce qu'ils ont fait; car vous avez pour ancetres tous les genies qui depuis trois mille ans ont guide ou egare, eclaire ou trouble le genre humain. Ce qui se degage de tous leurs travaux, ce qui resulte de toutes leurs epreuves, ce qui sort de toutes leurs oeuvres, c'est l'idee de leur puissance. Homere a fait plus qu'Achille, il a fait Alexandre; Virgile a calme l'Italie apres les guerres civiles; Dante l'a agitee; Lucain etait l'insomnie de Neron; Tacite a fait de Capree le pilori de Tibere. Au moyen age, qui etait, apres Jesus-Christ, la loi des intelligences? Aristote. Cervantes a detruit la chevalerie; Moliere a corrige la noblesse par la bourgeoisie, et la bourgeoisie par la noblesse; Corneille a verse de l'esprit romain dans l'esprit francais; Racine, qui pourtant est mort d'un regard de Louis XIV, a fait descendre Louis XIV du theatre; on demandait au grand Frederic quel roi il craignait en Europe, il repondit: Le roi Voltaire. Les lettres du XVIIIe siecle, Voltaire en tete, ont battu en breche et jete bas la societe ancienne; les lettres du XIXe peuvent consolider ou ebranler la nouvelle. Que vous dirai-je enfin? le premier de tous les livres et de tous les codes, la Bible, est un poeme. Partout et toujours ces grands reveurs qu'on nomme les penseurs et les poetes se melent a la vie universelle, et, pour ainsi parler, a la respiration meme de l'humanite. La pensee n'est qu'un souffle, mais ce souffle remue le monde.
Que les ecrivains donc se prennent au serieux. Dans leur action publique, qu'ils soient graves, moderes, independants et dignes. Dans leur action litteraire, dans les libres caprices de leur inspiration, qu'ils respectent toujours les lois radicales de la langue qui est l'expression du vrai, et du style qui est la forme du beau. En l'etat ou sont aujourd'hui les esprits, le lettre doit sa sympathie a tous les malaises individuels, sa pensee a tous les problemes sociaux, son respect a toutes les enigmes religieuses. Il appartient a ceux qui souffrent, a ceux qui errent, a ceux qui cherchent. Il faut qu'il laisse aux uns un conseil, aux autres une solution, a tous une parole. S'il est fort, qu'il pese et qu'il juge; s'il est plus fort encore, qu'il examine et qu'il enseigne; s'il est le plus grand de tous, qu'il console. Selon ce que vaut l'ecrivain, la table ou il s'accoude, et d'ou il parle aux intelligences, est quelquefois un tribunal, quelquefois une chaire. Le talent est une magistrature; le genie est un sacerdoce.
Ecrivains qui voulez etre dignes de ce noble titre et de cette fonction severe, augmentez chaque jour, s'il vous est possible, la gravite de votre raison; descendez dans les entrailles de toutes les grandes questions humaines; posez sur votre pensee, comme des fardeaux sublimes, l'art, l'histoire, la science, la philosophie. C'est beau, c'est louable, et c'est utile. En devenant plus grands, vous devenez meilleurs. Par une sorte de double travail divin et mysterieux, il se trouve qu'en ameliorant en vous ce qui pense, vous ameliorez aussi ce qui aime.
La hauteur des sentiments est en raison directe de la profondeur de l'intelligence. Le coeur et l'esprit sont les deux plateaux d'une balance. Plongez l'esprit dans l'etude, vous elevez le coeur dans les cieux.
Vivez dans la meditation du beau moral, et, par la secrete puissance de transformation qui est dans votre cerveau, faites-en, pour les yeux de tous, le beau poetique et litteraire, cette chose rayonnante et splendide! N'entendez pas ces mots, le beau moral, dans le sens etroit et petit, comme les interprete la pedanterie scolastique ou la pedanterie devote; entendez-les grandement, comme les entendaient Shakespeare et Moliere, ces genies si libres a la surface, au fond si austeres.
Encore un mot, et j'ai fini.
Soit que sur le theatre vous rendiez visible, pour l'enseignement de la foule, la triple lutte, tantot ridicule, tantot terrible, des caracteres, des passions et des