La vie de Rossini, tome I. StendhalЧитать онлайн книгу.
un beau chant.» Il convient certainement ici de ne point oublier que chez Stendhal le mélomane se double toujours d'un psychologue et que la voix du chanteur exprimant ses états d'âme remuera toujours, avec une intensité à laquelle ne saurait atteindre une harmonie sans paroles, cet auditeur qui veut poursuivre partout la connaissance du cœur humain. Aucune sonate, aucune symphonie ne peut donc lutter avec un opéra réussi qui offre à lui seul toutes les ressources du meilleur roman d'analyse. Les acteurs expriment en chantant le sens général du drame et les passions qui les meuvent, cependant que l'orchestre vient de sa riche palette souligner la première impression fournie par la mélodie, et peindre par surcroît d'autres nuances fugitives de sentiments qui se confondent avec la révélation du principal état d'âme. Voilà un précieux point d'appui pour l'étude de l'homme et grâce auquel on ne risque plus de s'égarer. Et Beyle songe uniquement à l'opéra quand il prétend que la musique vaut surtout par son pouvoir de suggestion et parce qu'elle est un des plus puissants moyens de représenter, d'analyser et en même temps de saisir, avec évidence, force et clarté, des sentiments, une âme, un caractère.
La musique ainsi, de toutes ses merveilleuses avenues, ramène Stendhal à l'étude de l'homme. Il emprunte aux trois quarts sa Vie de Haydn à divers devanciers, mais il a soin d'y introduire, et c'est là un apport qui lui est rigoureusement personnel, une sorte de géographie de la sensibilité musicale. Il multiplie les observations sur les différents peuples, sur la mélancolie foncière des Italiens, sur la société viennoise à qui la volupté seule est permise, sur la psychologie amoureuse des Allemands. Il brosse à chaque page un tableau de mœurs et il recherche constamment les rapports existant entre le plaisir que donne la musique aux individus et le tempérament de ces individus, ce qui le conduit logiquement à la psychologie des races. Sujet fécond où il se montre dès son premier ouvrage le précurseur de Taine et de Gobineau; mais il n'abandonnera jamais dans ses livres postérieurs ces mêmes recherches et ces mêmes théories et il aboutira à cette conclusion que l'on ne peut comprendre la musique d'un peuple sans se rendre un compte exact du sol dont elle émane: «Cette espèce d'écume qu'on nomme Beaux-Arts, est le produit nécessaire d'une certaine fermentation. Pour faire connaître l'écume, il faut faire voir la nature de la fermentation.»
Bien entendu Beyle ne saurait goûter que la musique romantique et son goût ressort de sa définition même, puisque dans cet art charmant, pose-t-il en principe, nous avons la bonne habitude de n'applaudir que ce qui nous fait plaisir. Et chez tous les auteurs qu'il aime, il loue indistinctement leur style moderne.
Il ne les met cependant point pour cela sur le même rang. Ses préférences au contraire sont fort nettes, et, sans discussion possible, il place au-dessus de tous: Cimarosa et Mozart. L'idée de faire graver sur sa tombe que durant toute sa vie il adora ces deux grands hommes lui vint à Milan en 1820, et quinze ans environ plus tard, au moment où il trace la Vie de Henri Brulard, son jugement n'a changé en rien: «J'avouerai que je ne trouve parfaitement beaux que les chants de ces deux seuls auteurs Cimarosa et Mozart, et l'on me pendrait plutôt que de me faire dire avec sincérité lequel je préfère à l'autre…» Il avait précédemment avancé dans des termes à peu près identiques, que le dernier qu'il entendait, était toujours le plus grand.
Cette admiration pour Mozart nous semble aujourd'hui fort légitime: presque un lieu commun. Au temps où Stendhal proclamait le génie du musicien autrichien, celui-ci était encore assez discuté pour qu'il parût original, audacieux même à beaucoup, d'écrire, non seulement en France mais en Italie et en Autriche, que l'auteur de la Flûte enchantée possède un miraculeux pouvoir d'expression psychologique et qu'il ne craint aucun rival pour les cantilènes qui expriment les passions. Accorder surtout à Idomeneo une place de choix entre tous les opéras du jeune maître passait pour une opinion singulièrement révolutionnaire. Henri Beyle, à cent ans de distance, se trouve parfaitement d'accord avec M. Adolphe Boschot qui affirme que pour comprendre Mozart et pour l'aimer rien ne vaut le contact immédiat de sa musique, et surtout un contact journalier, intime et fervent. Comment n'eut-il pas contresigné cette opinion, celui qui, séduit sans doute moins instantanément que par Cimarosa, avait découvert peu à peu le charme unique qui se dégage des opéras de Mozart, et qui, ayant compris que cette musique était celle qui convenait le mieux à son âme, ne se lassa jamais de l'entendre? Il fut toujours véritablement transporté par l'amoureuse mélancolie, la nuance de tristesse pensive, qui se dégage des airs en apparence les plus pleins de folie du divin Mozart dont il disait: «Il n'amuse jamais, c'est comme une maîtresse sérieuse et souvent triste, mais qu'on aime davantage, précisément à cause de sa tristesse…» L'homme, il ne l'avait pas connu et il le regrettait profondément; du moins, à Vienne, il avait acheté son portrait et avait recherché les gens qui, l'ayant approché, pouvaient parler de lui.
Quelques censeurs sévères et fort mal instruits se sont parfois demandés comment Beyle qui montre un si juste enthousiasme pour Mozart et l'apprécie avec tant de justesse peut ensuite s'engouer aussi facilement de Rossini. Certes il se plaît à la gaieté et à la grâce légère de ce dernier, mais il a bien trop de discernement pour le comparer à Mozart: l'auteur du Barbier de Séville lui semble trop peu poétique pour cela. Tant qu'il habite l'Italie il le goûte même médiocrement, nous avons déjà insisté sur ce point. Il n'en vient en France à lui adresser des éloges que par réaction et parce qu'il l'y voit trop durement critiqué. Il le compare à Simon Mayer, à Paër, à bien d'autres alors célèbres et dont il a percé l'agrément relatif et la réelle médiocrité. Rossini, reconnaît-il volontiers, a plus de style que presque tous ses émules, plus même que le délicieux Cimarosa qui, par ailleurs, rappelle Raphaël. Encore faut-il bien entendre ce que le mot style représente aux yeux de Beyle. Sur un exemplaire des Promenades dans Rome, M. Jacques Boulenger5 a découvert cette note de sa main: «Même stile: Rossini et M. Scribe.» Stendhal indique ainsi partout avec liberté dans son petit livre, qu'on aurait le plus grand tort de prendre pour une apologie sans nuances, le fort et le faible de ce Rossini. S'il avait bien reconnu que l'esprit primesautier et tout d'improvisation du maestro n'était point sans analogie avec le sien propre, si l'artiste au demeurant lui paraît «vif, léger, piquant, jamais ennuyeux», et s'il le loue et le blâme fort judicieusement, le plaçant en fin de compte au rang exact que lui assignent encore aujourd'hui les connaisseurs les plus autorisés, – l'homme en revanche lui fut toujours antipathique: son cynisme le choquait non moins que son formidable appétit et sa grossière désinvolture vis-à-vis des femmes. Que cette délicatesse ne nous surprenne point: elle rayonne dans toute l'œuvre de Beyle. Et il fallait être singulièrement aveugle ou pressé pour se laisser égarer par quelques boutades volontairement outrancières et destinées à donner le change. Rien de plus faux que d'en faire un héros de table d'hôte.
Il serait au surplus fastidieux de passer en revue tous les musiciens que Stendhal énumère complaisamment dans ses ouvrages. Ne retenons pour sa malice que son jugement sur Paisiello qui lui semble une piquette assez agréable et que l'on boit avec plaisir dans les moments où, l'on trouve le vin trop fort. Mais, ajoute-t-il fort pertinemment, il n'en faut boire qu'un verre, car au bout d'un moment on trouve cette piquette assez plate.
Toutes ces nuances prouvent assez que Stendhal, tout en aimant la musique de son temps et tout en n'étant pas assez fou pour bouder ce qu'on lui offrait chaque soir à la Scala de Milan, savait fort bien faire montre de goût et créer parmi tant de compositeurs une hiérarchie point du tout méprisable.
Au surplus ces opinions ne sont peut-être pas aussi désuètes qu'on aurait pu le craindre à les rencontrer sous la plume d'un critique improvisé. Evidemment la formation musicale de Stendhal a pu paraître hâtive: quelques heures de violon, quelques leçons de clarinette ou de musique vocale n'ont pu suffire à lui donner la culture technique qui lui manquera toujours. Mais à côté des dispositions propres qu'il apportait, à côté de ce don inné qui dans les lettres et dans les arts demeure la part principale et la plus mystérieuse du génie, il faut se souvenir qu'il fut toujours en contact avec des musiciens, des artistes et des critiques professionnels, qu'il lisait beaucoup aussi et qu'il savait fort bien lire. Il n'a jamais désiré non plus être pris trop au sérieux, il lui suffisait
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