La Terre. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
qui avait la blancheur cachée, la peau frissonnante d'une personne qu'on déshabille. Les tondeurs gagnaient trois sous par bête, et un bon ouvrier pouvait en tondre vingt à la journée.
Hourdequin, absorbé, songeait que la laine était tombée à huit sous la livre; et il fallait se dépêcher de la vendre, pour qu'elle ne séchât pas trop, ce qui lui enlevait de son poids. L'année précédente, le sang de rate avait décimé les troupeaux de la Beauce. Tout marchait de mal en pis, c'était la ruine, la faillite de la terre, depuis que la baisse des grains s'accentuait de mois en mois. Et, ressaisi par ses préoccupations d'agriculteur, étouffant dans la cour, il quitta la ferme, il s'en alla donner un coup d'oeil à ses champs. Toujours, ses querelles avec la Cognette finissaient ainsi: après avoir tempêté et serré les poings, il cédait la place, oppressé d'une souffrance que soulageait seule la vue de son blé et de ses avoines, roulant leur verdure à l'infini.
Ah! cette terre, comme il avait fini par l'aimer! et d'une passion où il n'entrait pas que l'âpre avarice du paysan, d'une passion sentimentale, intellectuelle presque, car il la sentait la mère commune, qui lui avait donné sa vie, sa substance, et où il retournerait. D'abord, tout jeune, élevé en elle, sa haine du collège, son désir de brûler ses livres n'étaient venus que de son habitude de la liberté, des belles galopades à travers les labours, des griseries de grand air, aux quatre vents de la plaine. Plus tard, quand il avait succédé à son père, il l'avait aimée en amoureux, son amour s'était mûri, comme s'il l'eût prise dès lors en légitime mariage, pour la féconder. Et cette tendresse ne faisait que grandir, à mesure qu'il lui donnait son temps, son argent, sa vie entière, ainsi qu'à une femme bonne et fertile, dont il excusait les caprices, même les trahisons. Il s'emportait bien des fois, lorsqu'elle se montrait mauvaise, lorsque, trop sèche ou trop humide, elle mangeait les semences, sans rendre des moissons; puis, il doutait, il en arrivait à s'accuser de mâle impuissant ou maladroit: la faute en devait être à lui, s'il ne lui avait pas fait un enfant. C'était depuis cette époque que les nouvelles méthodes le hantaient, le lançaient dans les innovations, avec le regret d'avoir été un cancre au collège, et de n'avoir pas suivi les cours d'une de ces écoles de culture, dont son père et lui se moquaient. Que de tentatives inutiles, d'expériences manquées, et les machines que ses serviteurs détraquaient, et les engrais chimiques que fraudait le commerce! Il y avait englouti sa fortune, la Borderie lui rapportait à peine de quoi manger du pain, en attendant que la crise agricole l'achevât! N'importe! il resterait le prisonnier de sa terre, il y enterrerait ses os, après l'avoir gardée pour femme, jusqu'au bout.
Ce jour-là, dès qu'il fut dehors, il se rappela son fils, le capitaine. A eux deux, ils auraient fait de si bonne besogne? Mais il écarta le souvenir de cet imbécile qui préférait traîner un sabre. Il n'avait plus d'enfant, il finirait solitaire. Puis, l'idée lui vint de ses voisins, les Coquart surtout, des propriétaires qui cultivaient eux-mêmes leur ferme de Saint-Juste, le père, la mère, trois fils et deux filles, et qui ne réussissaient guère mieux. A la Chamade, Robiquet, le fermier, à bout de bail, ne fumait plus, laissait le bien se détruire. C'était ainsi, il y avait du mal partout, il fallait se tuer de travail, et ne pas se plaindre. Peu à peu, d'ailleurs, une douceur berçante montait des grandes pièces vertes qu'il longeait. De légères pluies, en avril, avaient donné une belle poussée aux fourrages. Les trèfles incarnats le ravirent, il oublia le reste. Maintenant, il coupait, par les labours, pour jeter un coup d'oeil sur la besogne de ses deux charretiers: la terre collait à ses pieds, il la sentait grasse, fertile, comme si elle eût voulu le retenir d'une étreinte; et elle le reprenait tout entier, il retrouvait la virilité de ses trente ans, la force et la joie. Est-ce qu'il y avait d'autres femmes qu'elle? est-ce que ça comptait, les Cognette, celle-ci ou celle-là, l'assiette où l'on mange tous, dont il faut bien se contenter, quand elle est suffisamment propre? Une excuse si concluante à son besoin lâche de cette gueuse acheva de l'égayer. Il marcha trois heures, il plaisanta avec une fille, justement la servante des Coquart, qui revenait de Cloyes sur un âne, en montrant ses jambes.
Lorsque Hourdequin rentra à la Borderie, il aperçut Jacqueline dans la cour qui disait adieu aux chats de la ferme. Il y en avait toujours une bande, douze, quinze, vingt, on ne savait pas au juste; car les chattes faisaient leur portée dans des trous de paille inconnus, et reparaissaient avec des queues de cinq ou six petits. Ensuite, elle s'approcha des niches d'Empereur et de Massacre, les deux chiens du berger; mais ils grognèrent, ils l'exécraient.
Le dîner, malgré les adieux aux bêtes, se passa comme tous les jours. Le maître mangeait, causait, de son air habituel. Puis, la journée terminée, il ne fut question du départ de personne. Tous allèrent dormir, l'ombre enveloppa la ferme silencieuse.
Et, cette nuit même, Jacqueline coucha dans la chambre de feu Mme Hourdequin. C'était la belle chambre, avec son grand lit, au fond de l'alcôve tendue de rouge. Il y avait là une armoire, un guéridon, un fauteuil Voltaire; et, dominant un petit bureau d'acajou, les médailles obtenues par le fermier aux comices agricoles, luisaient, encadrées et sous verre. Lorsque la Cognette, en chemise, monta dans le lit conjugal, elle s'y étala, y écarta les bras et les cuisses, pour le tenir tout entier, riant de son rire de tourterelle.
Jean, le lendemain, comme elle lui sautait aux épaules, la repoussa. Du moment que ça devenait sérieux, ça n'était pas propre, décidément, et il ne voulait plus.
II
A quelques jours de là, un soir, Jean revenait à pied de Cloyes, lorsque, deux kilomètres avant Rognes, l'allure d'une carriole de paysan qui rentrait devant lui, l'étonna. Elle semblait vide, personne n'était plus sur le banc, et le cheval, abandonné, retournait à son écurie d'une allure flâneuse, en bête qui connaissait son chemin. Aussi le jeune homme l'eut-il vite rattrapé. Il l'arrêta, se haussa pour regarder dans la voiture: un homme était au fond, un vieillard de soixante ans, gros, court, tombé à la renverse, et la face si rouge, qu'elle paraissait noire.
La surprise de Jean fut telle, qu'il se mit à parler tout haut.
– Eh! l'homme!.. Est-ce qu'il dort? est-ce qu'il a bu?.. Tiens! c'est le vieux Mouche, le père aux deux de là-bas!.. Je crois, nom de Dieu! qu'il est claqué! Ah! bien! en voilà, une affaire!
Mais, foudroyé par une attaque d'apoplexie, Mouche respirait encore, d'un petit souffle pénible. Jean, alors, après l'avoir allongé, la tête haute, s'assit sur le banc et fouetta le cheval, ramenant le moribond au grand trot, de peur qu'il ne lui passât entre les mains.
Quand il déboucha sur la place de l'Église, justement il aperçut Françoise, debout devant sa porte. La vue de ce garçon dans leur voiture, conduisant leur cheval, la stupéfiait.
– Quoi donc? demanda-t-elle.
– C'est ton père qui ne va pas bien.
– Où ça?
– Là, regarde?
Elle monta sur la roue, regarda. Un instant, elle resta stupide, sans avoir l'air de comprendre, devant ce masque violâtre dont une moitié s'était convulsée, comme tirée violemment de bas en haut. La nuit tombait, un grand nuage fauve qui jaunissait le ciel, éclairait le mourant d'un reflet d'incendie.
Puis, tout d'un coup, elle éclata en sanglots, elle se sauva, elle disparut, pour prévenir sa soeur.
– Lise! Lise!.. Ah! mon Dieu!
Resté seul, Jean hésita. On ne pouvait pourtant pas laisser le vieux au fond de la carriole. Le sol de la maison se creusait de trois marches, du côté de la place; et une descente dans ce trou sombre lui semblait mal commode. Ensuite, il s'avisa que, du côté de la route, à gauche, une autre porte ouvrait sur la cour, de plain-pied. Cette cour, assez vaste, était close d'une haie vive; l'eau rousse d'une mare en occupait les deux tiers; et un demi-arpent de potager et de fruitier la terminait. Alors, il lâcha le cheval, qui, de lui-même, rentra et s'arrêta devant son écurie, près de l'étable, où étaient les deux vaches.
Mais, au milieu de cris et de larmes, Françoise et Lise accouraient. Cette dernière, accouchée depuis quatre mois, surprise pendant qu'elle faisait téter le petit, l'avait gardé au bras, dans son effarement; et il hurlait, lui aussi. Françoise remonta sur une roue, Lise grimpa sur l'autre,