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Vie de Henri Brulard, tome 2. StendhalЧитать онлайн книгу.

Vie de Henri Brulard, tome 2 - Stendhal


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peut-être exposées peu clairement, ou plutôt qui les embarrassaient.

      J'achetai ou je reçus en prix les œuvres de l'abbé Marie, un volume in-8°. Je lus ce volume avec l'avidité d'un roman. J'y trouvai les vérités exposées en d'autres termes, ce qui me fit beaucoup de plaisir et récompensa ma peine, mais du reste rien de nouveau.

      Je ne veux pas dire qu'il n'y ait pas réellement du nouveau, peut-être je ne le comprenais pas, je n'étais pas assez instruit pour le voir.

      Pour méditer plus tranquillement, je m'étais établi dans le salon meublé de douze beaux fauteuils brodés par ma pauvre mère et que l'on n'ouvrait qu'une ou deux fois l'an, pour ôter la poussière. Cette pièce m'inspirait le recueillement, j'avais encore, dans ce temps-là, l'image des jolis soupers donnés par ma mère. On quittait ce salon étincelant de lumières pour passer, à dix heures sonnant, dans la belle salle-à-manger, où l'on trouvait un poisson énorme. C'était le luxe de mon père; il avait encore cet instinct dans l'état de dévotion et de spéculations d'agriculture où je l'ai vu abaissé.

      C'est sur la table T96 que j'avais écrit97 le premier acte ou les cinq actes de mon drame, que j'appelais comédie, en attendant le moment du génie, à peu près comme si un ange eût dû m'apparaître.

      Mon enthousiasme pour les mathématiques avait peut-être eu pour base principale mon horreur pour l'hypocrisie, l'hypocrisie, à mes yeux, c'était ma tante Séraphie, madame Vignon et leurs p[rêtres].

      Suivant moi, l'hypocrisie était impossible en mathématiques et, dans ma simplicité juvénile, je pensais qu'il en était ainsi dans toutes les sciences où j'avais ouï dire qu'elles s'appliquaient. Que devins-je quand je m'aperçus que personne ne pouvait m'expliquer comment il se faisait que: moins par moins donne plus (-X-= +)? (C'est une des bases fondamentales de la science qu'on appelle algèbre.)

      On faisait bien pis que ne pas m'expliquer cette difficulté (qui sans doute est explicable, car elle conduit à la vérité), on me l'expliquait par des raisons évidemment peu claires pour ceux qui me les présentaient98.

      M. Chabert, pressé par moi, s'embarrassait, répétait sa leçon, celle précisément contre laquelle je faisais des objections, et finissait par avoir l'air de me dire:

      «Mais c'est l'usage, tout le monde admet cette explication. Euler et Lagrange, qui apparemment valaient autant que vous, l'ont bien admise. Nous savons que vous avez beaucoup d'esprit (cela voulait dire: Nous savons que vous avez remporté un premier prix de belles-lettres et bien parlé à M. Tortelebeau et aux autres membres du Département), vous voulez apparemment vous singulariser.»

      Quant à M. Dupuy, il traitait mes timides objections (timides à cause de son ton d'emphase) avec un sourire de hauteur voisin de l'éloignement. Quoique beaucoup moins fort que M. Chabert, il était moins bourgeois, moins borné, et peut-être jugeait sainement de son savoir en mathématiques. Si aujourd'hui je voyais ces Messieurs huit jours, je saurais sur-le-champ à quoi m'en tenir. Mais il faut toujours en revenir à ce point.

      Elevé sous une cloche de verre par des parents dont le désespoir rendait encore l'esprit plus étroit, sans aucun contact avec les hommes, j'avais des sensations vives à quinze ans, mais j'étais bien plus incapable qu'un autre enfant de juger les hommes et de deviner leurs diverses comédies. Ainsi, je n'ai pas grande confiance, au fond, dans tous les jugements dont j'ai rempli99 les 536 pages précédentes. Il n'y a de sûrement vrai que les sensations, seulement pour parvenir à la vérité il faut mettre quatre dièses à mes impressions. Je les rends avec la froideur et les sens amortis par l'expérience d'un homme de quarante ans100.

      Je me rappelle distinctement que, quand je parlais de ma difficulté de moins par moins à un fort, il me riait au nez; tous étaient plus ou moins comme Paul-Emile Teisseire et apprenaient par cœur. Je leur voyais dire souvent au tableau101, à la fin des démonstrations:

      «Il est donc évident que», etc.

      Rien n'est moins évident pour vous, pensais-je. Mais il s'agissait de choses évidentes pour moi, et desquelles, malgré la meilleure volonté, il était impossible de douter.

      Les mathématiques ne considèrent qu'un petit coin des objets (leur quantité), mais sur ce point elles ont l'agrément de ne dire que des choses sûres, que la vérité, et presque toute la vérité.

      Je me figurais à quatorze ans, en 1797, que les hautes mathématiques, celles que je n'ai jamais sues, comprenaient tous ou à peu près tous les côtés des objets, qu'ainsi, en avançant, je parviendrais à savoir des choses sûres, indubitables, et que je pourrais me prouver à volonté, sur toutes choses.

      Je fus longtemps à me convaincre que mon objection sur: moins par moins donne plus, ne pourrait pas absolument entrer dans la tête de M. Chabert, que M. Dupuy n'y répondrait jamais que par un sourire de hauteur, et que les forts auxquels je faisais des questions se moqueraient toujours de moi.

      J'en fus réduit à ce que je me dis encore aujourd'hui: il faut bien que moins par moins donne plus soit vrai, puisque évidemment, en employant à chaque instant cette règle dans le calcul, on arrive à des résultats vrais et indubitables.

      Mon grand malheur était cette figure:

      Supposons que RP soit la ligne qui sépare le positif du négatif, tout ce qui est au-dessus est positif, comme négatif tout ce qui est au-dessous; comment, en prenant le carré B autant de fois qu'il y a d'unités dans le carré A, puis-je parvenir à faire changer de côté au carré C?

      Et, en suivant une comparaison gauche, que l'accent souverainement traînard et grenoblois de M. Chabert rendait encore plus gauche, supposons que les quantités négatives sont les dettes d'un homme, comment, en multipliant 10.000 francs de dette par 500 francs, cet homme aura-t-il et parviendra-t-il à avoir une fortune de cinq millions?

      M. Dupuy et M. Chabert sont-ils des hypocrites comme les p[rêtres] qui viennent dire la [messe] chez mon grand-père, et mes chères mathématiques ne sont-elles qu'une tromperie? Je ne savais comment arriver à la vérité. Ah! qu'alors un mot sur la logique ou l'art de trouver la vérité eût été avidement écouté par moi! Quel moment pour m'expliquer la Logique de M. de Tracy! Peut-être j'eusse été un autre homme, j'aurais eu une bien meilleure tête 102.

      Je conclus, avec mes pauvres petites forces, que M. Dupuy pouvait bien être un trompeur, mais que M. Chabert était un bourgeois vaniteux qui ne pouvait comprendre qu'il existât des objections non vues par lui.

      Mon père et mon grand-père avaient l'Encyclopédie in-folio de Diderot et d'Alembert; c'est, ou plutôt c'était, un ouvrage de sept à huit cents francs. Il faut une terrible influence pour engager un provincial à mettre un tel capital en livres, d'où je conclus, aujourd'hui, qu'il fallait qu'avant ma naissance mon père et mon grand-père eussent été tout-à-fait du parti philosophique103.

      Mon père ne me voyait feuilleter l'Encyclopédie qu'avec chagrin. J'avais la plus entière confiance en ce livre-là, à cause de l'éloignement de mon père et de la haine décidée qu'il inspirait aux p[rêtres] qui fréquentaient la maison. Le grand vicaire et chanoine Rey, grande figure de papier mâché, haut de cinq pieds dix pouces, faisait une singulière grimace en prononçant de travers les noms de Diderot et de d'Alembert. Cette grimace me donnait une jouissance intime et profonde, je suis encore fort susceptible de ce genre de plaisir104. Je le goûtai quelquefois en 1815, en voyant les nobles refuser le courage à Nicolas Bonaparte, car alors tel était le nom de ce grand homme, et cependant dès 1807 j'avais désiré passionnément qu'il ne conquît pas l'Angleterre; où se


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<p>96</p>

C'est sur la table T …– Suit un plan d'une partie de l'appartement Beyle, rue des Vieux-Jésuites. Dans le salon, en face de la fenêtre, en T, est la table où travaillait le jeune Henri; dans la «chambre toujours fermée de ma mère»était un «tableau en toile cirée».

<p>97</p>

que j'avais écrit …– Variante: «Composé.»

<p>98</p>

pour ceux qui me les présentaient– On lit en face du fol. 535 (fol. 534 verso): «Testament, – Je donne et lègue ce volume et tous les volumes de la Vie de Henri Brulard à M. Abraham Constantin, chevalier de la Légion d'honneur, et après lui, s'il ne les imprime pas, à MM. Levavasseur, libraire, place Vendôme, Philarète Chasles, homme de lettres, Amyot, Pourret, libraires. Rome, le 20 janvier 1836. H. BEYLE.»

<p>99</p>

tous les jugements dont j'ai rempli …– Variante: «Que j'ai écrits dans … »

<p>100</p>

l'expérience d'un homme de quarante ans.– Les trois quarts du feuillet sont blancs.

<p>101</p>

Je leur voyais dire souvent au tableau …– Suit un croquis représentant un élève au tableau, et au pied de l'estrade «M. Dupuy dans son grand fauteuil».

<p>102</p>

j'aurais eu une bien meilleure tête.– En face, au verso du fol. 542, est un plan de l'appartement Beyle, rue des Vieux-Jésuites; dans le salon, près de la fenêtre, la table du jeune Henri «piochant l'abbé Marie», accompagnée de cette inscription: «Bonheur solitaire. Là j'étais à l'abri des vexations de Séraphie. Misanthropie anticipée, à quatorze ans.»

<p>103</p>

mon père et mon grand-père eussent été tout-à-fait du parti philosophique.– Cette conséquence peut être fausse. Au moment où l'Encyclopédie parut, tout le monde en raffola. L'abbé Rochas, mon petit-oncle, dont le revenu ne dépassait probablement pas douze ou quinze cents francs, eut son Encyclopédie, dont les images ont commencé à me donner le goût des gravures, tableaux, etc. Et il était fort bon prêtre, sincèrement attaché à Rome! (Note au crayon de R. Colomb.)

<p>104</p>

je suis encore fort susceptible de ce genre de plaisir.– Qui diable pourrait s'intéresser aux simples mouvements d'un cœur, décrits sans rhétorique? Omar, avril 1836. (Note de Stendhal.)

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