Le Journal d'une Femme de Chambre. Octave MirbeauЧитать онлайн книгу.
moi... Je n'ai que des billets de mille francs... Avez-vous de la monnaie de mille francs?... Non?... Alors, il faudra repasser...
Des billets de mille francs, lui, qui n'a jamais cent sous sur lui!... Jusqu'à son papier à lettre que Madame renferme dans une armoire, dont elle a, seule, la clef, et qu'elle ne lui donne que feuille par feuille, en grognant:
—Merci!... Tu en uses du papier... A qui donc peux-tu écrire pour en user autant?...
Ce qu'on lui reproche seulement, ce que l'on ne comprend pas, c'est son indigne faiblesse et qu'il se laisse mener de la sorte par une pareille mégère... Car, enfin, personne ne l'ignore, et Madame le crie assez par-dessus les toits... Monsieur et Madame ne sont plus rien l'un pour l'autre... Madame, qui est malade du ventre et ne peut avoir d'enfants, ne veut plus entendre parler de la chose. Il paraît que ça lui fait mal à crier... A ce propos, il circule, dans le pays, une bonne histoire...
Un jour, à la confession, Madame expliquait son cas au curé et lui demandait si elle pouvait tricher avec son mari...
—Qu'est-ce que vous entendez par tricher, mon enfant?... fit le curé.
—Je ne sais pas au juste, mon père, répondit Madame, embarrassée... De certaines caresses...
—De certaines caresses!... Mais, mon enfant, vous n'ignorez pas que... de certaines caresses.. c'est un péché mortel...
—C'est bien pour cela, mon père, que je sollicite l'autorisation de l'Eglise...
—Oui!... oui!... mais enfin... voyons... de certaines caresses... souvent?...
—Mon mari est un homme robuste... de forte santé... Deux fois par semaine, peut-être...
—Deux fois par semaine?... C'est beaucoup... c'est trop... c'est de la débauche... Si robuste que soit un homme, il n'a pas besoin, deux fois par semaine, de... de... de certaines caresses...
Il demeura, quelques secondes, perplexe, puis finalement:
—Eh bien, soit... Je vous autorise... à de certaines caresses... deux fois par semaine... à condition toutefois... primo... que vous n'y prendrez, vous, aucun plaisir coupable...
—Ah! je vous le jure, mon père!...
—Secundo... que vous donnerez tous les ans une somme de deux cents francs... pour l'autel de la Très-Sainte-Vierge...
—Deux cents francs?... sursauta Madame... Pour ça?... Ah non!...
Et elle envoya promener le curé en douceur...
—Alors, terminait la mercière, qui me faisait ce récit... Pourquoi Monsieur est-il si bon, est-il si lâche envers une femme qui lui refuse non seulement de l'argent, mais du plaisir? C'est moi qui la mettrais à la raison et rudement, encore...
Et voici ce qui arrive... Quand Monsieur, qui est un homme vigoureux, extrêmement porté sur la chose, et qui est aussi un brave homme, veut se payer—dame, écoutez donc?—une petite joie d'amour, ou une petite charité envers un pauvre, il en est réduit à des expédients ridicules, des carottages grossiers, des emprunts pas très dignes, dont la découverte par Madame amène des scènes terribles, des brouilles qui, souvent, durent des mois entiers... On voit alors Monsieur s'en aller par la campagne et marcher, marcher comme un fou, faisant des gestes furieux et menaçants, écrasant des mottes de terre, parlant tout seul, dans le vent, dans la pluie, dans la neige... puis, rentrer le soir chez lui, plus timide, plus courbé, plus tremblant, plus vaincu que jamais...
Le curieux et le mélancolique aussi de cette histoire, c'est que, au milieu des pires récriminations de la mercière, parmi ces infamies dévoilées, ces saletés honteuses qui se colportent de bouche en bouche, de boutique en boutique, de maison en maison, je sens que, dans la ville, on jalouse les Lanlaire, plus encore qu'on les mésestime. En dépit de leur inutilité criminelle, de leur malfaisance sociale, malgré tout ce qu'ils écrasent sous le poids de leur hideux million, c'est ce million qui leur donne, quand même, une auréole de respectabilité et presque de gloire. On les salue plus bas que les autres, on les accueille avec plus d'empressement que les autres... On appelle... avec quelle complaisance servile!... la sale bicoque où ils vivent dans la crasse de leur âme, le château... A des étrangers qui viendraient s'enquérir des curiosités du pays, je suis sûre que la mercière elle-même, si haineuse, répondrait:
—Nous avons une belle église... une belle fontaine... nous avons surtout quelque chose de très beau... les Lanlaire... les Lanlaire qui possèdent un million et habitent un château... Ce sont d'affreuses gens, et nous en sommes très fiers...
L'adoration du million!... C'est un sentiment bas, commun non seulement aux bourgeois, mais à la plupart d'entre nous, les petits, les humbles, les sans le sou de ce monde. Et moi-même, avec mes allures en dehors, mes menaces de tout casser, je n'y échappe point... Moi que la richesse opprime, moi qui lui dois mes douleurs, mes vices, mes haines, les plus amères d'entre mes humiliations, et mes rêves impossibles et le tourment à jamais de ma vie, eh bien, dès que je me trouve en présence d'un riche, je ne puis m'empêcher de le regarder comme un être exceptionnel et beau, comme une espèce de divinité merveilleuse, et, malgré moi, par delà ma volonté et ma raison, je sens monter, du plus profond de moi-même, vers ce riche très souvent imbécile et quelquefois meurtrier, comme un encens d'admiration... Est-ce bête?... Et pourquoi?... pourquoi?
En quittant cette sale mercière et cette étrange boutique où, d'ailleurs, il me fut impossible de rassortir ma soie, je songeais avec découragement à tout ce que cette femme m'avait raconté sur mes maîtres... Il bruinait... Le ciel était crasseux comme l'âme de cette marchande de potins... Je glissais sur le pavé gluant de la rue, et, furieuse contre la mercière et contre mes maîtres, et contre moi-même, furieuse contre ce ciel de province, contre cette boue, dans laquelle pataugeaient mon coeur et mes pieds, contre la tristesse incurable de la petite ville, je ne cessais de me répéter:
—Eh bien!... me voilà propre... Il ne me manquait plus que cela... Et je suis bien tombée!...
Ah oui! je suis bien tombée... Et voici du nouveau.
Madame s'habille toute seule et se coiffe elle-même. Elle s'enferme à double tour dans son cabinet de toilette, et c'est à peine si j'ai le droit d'y entrer... Dieu sait ce qu'elle fait là-dedans des heures et des heures!... Ce soir, n'y tenant plus, j'ai frappé à la porte, carrément. Et telle est la petite conversation qui s'est engagée entre Madame et moi.
—Toc, toc!
—Qui est là?
Ah! cette voix aigre, glapissante, qu'on aimerait à faire rentrer, dans la bouche, d'un coup de poing...
—C'est moi, Madame...
—Qu'est-ce que vous voulez?
—Je viens faire le cabinet de toilette...
—Il est fait... allez-vous-en... Et ne venez que quand je vous sonne...
C'est-à-dire que je ne suis même pas une femme de chambre, ici... Je ne sais pas ce que je suis ici... et quelles sont mes attributions... Et, pourtant, habiller, déshabiller, coiffer, il n'y a que cela qui me plaise dans le métier... J'aime à jouer avec les chemises de nuit, les chiffons et les rubans, tripoter les lingeries, les chapeaux, les dentelles, les fourrures, frotter mes maîtresses après le bain, les poudrer, poncer leurs pieds, parfumer leurs poitrines, oxygéner leurs chevelures, les connaître, enfin, du bout de leurs mules à la pointe de leur chignon, les voir toutes nues... De cette façon, elles deviennent pour vous autre chose qu'une maîtresse, presque une amie ou une complice, souvent une esclave... On est forcément la confidente d'un tas de choses, de leurs peines, de leurs vices, de leurs déceptions d'amour, des secrets les plus intimes du ménage, de leurs maladies... Sans compter que lorsqu'on est adroite, on les tient par une foule de détails qu'elles ne soupçonnent même pas... On en tire beaucoup plus... C'est, à la fois, profitable et amusant... Voilà comment je comprends le métier de femme de chambre...
On ne s'imagine