Résurrection (Roman). León TolstoiЧитать онлайн книгу.
tout de suite il m’a commandé de lui apporter du cognac. Alors j’ai pris sur la table la bouteille de fine champagne, j’ai rempli deux verres, pour moi et pour lui, et dans son verre j’ai versé la poudre, et je la lui ai apportée. Et moi, je croyais que c’était de la poudre pour dormir, et qu’il allait s’endormir; mais à aucun prix je ne lui en aurais donné si j’avais su…
— Eh bien! Comment êtes-vous entrée en possession de la bague? — demanda le président. — Quand vous l’a-t-il donnée?
— Quand je suis arrivée dans sa chambre, je voulais m’en aller, alors il m’a frappée sur la tète, il m’a cassé mon peigne. Je me suis mise à pleurer; et lui, il a retiré sa bague de son doigt et m’en a fait cadeau pour que je ne m’en aille pas.
À cet instant, le substitut se souleva de nouveau et demanda la permission de poser encore quelques questions.
— Je voudrais savoir, — dit-il d’abord, — combien de temps la prévenue est restée dans la chambre du marchand Smielkov?
De nouveau une terreur subite s’empara de la Maslova. Promenant son regard inquiet du substitut sur le président, elle répondit, très vite:
— Je ne me rappelle pas. Un certain temps.
— Ah! Et la prévenue a-t-elle également oublié si, en sortant de chez le marchand Smielkov, elle est entrée quelque autre part, dans l’hôtel?
La Maslova réfléchit un moment.
— Dans la chambre voisine, qui était vide, j’y suis entrée! — répondit-elle.
— Et pourquoi donc y êtes-vous entrée? — demanda le substitut, se retournant tout d’un coup et s’adressant directement à elle.
— C’était pour me rajuster et pour attendre le fiacre.
— Kartymkine est-il entré aussi dans la chambre avec la prévenue, oui ou non?
— Il y est entré aussi.
— Et pourquoi y est-il entré?
— Il y avait encore de la fine champagne dans la bouteille, nous l’avons bue ensemble.
— Et la prévenue a-t-elle parlé de quelque chose avec Simon?
— Je n’ai parlé de rien. Tout ce qu’il y a eu, je l’ai dit! — déclara-t-elle.
— Je n’ai rien de plus à demander, — dit le substitut au président; après quoi il se mit à inscrire précipitamment, dans l’esquisse de son discours, que la prévenue avait avoué elle-même être entrée dans une chambre vide avec son complice.
Un silence suivit.
— Vous n’avez rien de plus à dire?
— Tout ce qu’il y avait, je l’ai dit, — répéta la Maslova. Puis elle soupira et se rassit.
Alors le président nota quelque chose sur ses papiers, écouta une communication que lui faisait à l’oreille un des assesseurs, déclara que la séance serait suspendue pendant vingt minutes, se leva en hâte, et sortit de la salle.
L’assesseur qui lui avait parlé était le jugea à la grande barbe, avec de bons gros yeux: ce magistrat se sentait l’estomac légèrement dérangé, et il avait exprimé le désir de prendre un cordial. C’est à cet effet que le président avait suspendu la séance.
Tout de suite après le président et les juges, les jurés se levèrent également, et se retirèrent dans leur chambre de délibérations, avec l’agréable impression d’avoir déjà accompli une bonne partie de l’œuvre sacrée dont la société les avait chargés.
Nekhludov, aussitôt entré dans la chambre du jury, s’assit devant la fenêtre et se mit à rêver.
CHAPITRE V
I
Oui, c’était bien Katucha!
Et Nekhludov se rappela les circonstances où il l’avait connue.
Quand il l’avait vue pour la première fois, il venait de finir sa troisième année d’université, et s’était installé chez ses tantes pour préparer à loisir sa thèse. Il passait d’ordinaire ses étés avec sa mère et sa sœur dans le château que possédait sa mère aux environs de Moscou. Mais, cette année-là, sa sœur s’était mariée, et sa mère était allée prendre les eaux à l’étranger. Nekhludov n’avait pu l’accompagner, ayant à écrire sa thèse; et c’est ainsi qu’il s’était décidé à passer l’été chez ses tantes. Il savait que, dans leur retraite, il trouverait le calme nécessaire pour son travail, sans que rien vînt l’en distraire; il savait aussi que ses tantes l’aimaient beaucoup, et lui-même il les aimait, il aimait la simplicité de leur vie à l’ancienne mode.
Il était alors dans la disposition enthousiaste d’un jeune homme qui, pour la première fois, reconnaît de ses propres yeux toute la beauté et toute l’importance de la vie; qui, tout en se rendant compte de la gravité de l’œuvre imposée à l’homme dans cette vie, conçoit la possibilité pour lui de travailler immédiatement à sa réalisation, et qui se voue à cette réalisation non seulement avec l’espoir, mais avec la certitude d’atteindre au plus haut degré de la perfection telle qu’il l’imagine. Il avait lu, peu de temps auparavant, les écrits sociologiques de Spencer et de Henry George, et l’impression qu’il en avait reçue avait été d’autant plus forte que les questions qu’il y voyait traitées le touchaient directement, sa mère étant propriétaire d’un domaine considérable. Son père, en vérité, n’avait pas eu de fortune, mais sa mère avait apporté en dot environ dix mille arpents de terre, dont la plus grande partie, un jour, devait lui revenir. Et voici que, pour la première fois, il découvrait tout ce qu’avait de cruel et d’injuste le régime de la propriété territoriale particulière!
Et comme, par nature, il était de ceux pour qui le sacrifice accompli au nom d’un besoin moral constitue une vraie jouissance; il avait aussitôt décidé de renoncer pour sa part au droit de propriété territoriale, et de donner aux paysans tout ce que, dès lors, il possédait, c’est-à-dire le petit domaine qu’il avait hérité de son père. C’était d’ailleurs dans le même esprit qu’était conçue sa thèse: il y avait pris pour sujet la Propriété foncière.
La vie qu’il menait, à la campagne, chez ses tantes, était des plus régulières. Il se levait très tôt, parfois dès cinq heures du matin, il allait se baigner dans la petite rivière qui coulait au pied des collines, puis il revenait vers la vieille maison, à travers les prés encore tout mouillés de rosée. Après son déjeuner, tantôt il travaillait à sa thèse, tantôt, au lieu de lire ou d’écrire, il sortait de nouveau et errait par les champs jusque vers onze heures. Avant le dîner, il faisait un somme dans un coin du jardin; pendant le dîner, il amusait et charmait ses tantes par son intarissable gaieté; puis il montait à cheval ou se promenait en barque; et, le soir, ou bien il se remettait à lire, ou bien il restait dans le salon avec ses tantes et apprenait d’elles à faire des réussites. Et souvent, la nuit, surtout dans les nuits de lune, il ne pouvait pas dormir, tenu en éveil par la juvénile joie de vivre qui était en lui; il marchait alors dans le jardin, jusqu’à l’aube, laissant libre cours à sa rêverie.
Telle avait été, calme et heureuse, sa vie durant le premier mois de son séjour chez ses tantes; et pas une fois, durant tout ce mois, il n’avait même fait attention à la jeune fille qui vivait auprès de lui, à demi pupille de ses tantes, à demi femme de chambre, à cette souple, légère, Katucha, avec ses yeux noirs. Élevé sous l’aile de sa mère, il gardait encore, à dix-neuf ans, l’innocente ingénuité d’un enfant. Il ne rêvait des femmes qu’au point de vue du mariage; et toutes celles qui, suivant lui, ne pouvaient pas se marier avec lui, n’étaient pas pour lui des femmes, mais simplement des «gens».
Or,