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Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel ProustЧитать онлайн книгу.

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel - Marcel Proust


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Pour l’apercevoir encore un peu, je suis obligé de cesser d’y penser par instants, comme on est obligé de fermer d’abord les yeux pour lire encore quelques caractères dans le livre plein d’ombre. Tout effacé qu’il est, il laisse encore un grand trouble en moi, l’écume de son sillage ou la volupté de son parfum. Mais ce trouble lui même s’évanouira, et je verrai Mme B… sans émotion. A quoi bon d’ailleurs lui parler de ces choses auxquelles elle est restée étrangère.

      Hélas! l’amour a passé sur moi comme ce rêve, avec une puissance de transfiguration aussi mystérieuse. Aussi vous qui connaissez celle que j’aime, et qui n’étiez pas dans mon rêve, vous ne pouvez pas me comprendre, n’essayez pas de me conseiller.

      XVIII – Tableaux de genre du souvenir

      Nous avons certains souvenirs qui sont comme la peinture hollandaise de notre mémoire, tableaux de genre où les personnages sont souvent de condition médiocre, pris à un moment bien simple de leur existence, sans événements solennels, parfois sans événements du tout, dans un cadre nullement extraordinaire et sans grandeur. Le naturel des caractères et l’innocence de la scène en font l’agrément, l’éloignement met entre elle et nous une lumière douce qui la baigne de beauté.

      Ma vie de régiment est pleine de scènes de ce genre que je vécus naturellement, sans joie bien vive et sans grand chagrin, et dont je me souviens avec beaucoup de douceur. Le caractère agreste des lieux, la simplicité de quelques-uns de mes camarades paysans, dont le corps était resté plus beau, plus agile, l’esprit plus original, le coeur plus spontané, le caractère plus naturel que chez les jeunes gens que j’avais fréquentés auparavant et que je fréquentai dans la suite, le calme d’une vie où les occupations sont plus réglées et l’imagination moins asservie que dans toute autre, où le plaisir nous accompagne d’autant plus continuellement que nous n’avons jamais le temps de le fuir en courant à sa recherche, tout concourt à faire aujourd’hui de cette époque de ma vie comme une suite, coupée de lacunes, il est vrai, de petits tableaux pleins de vérité heureuse et de charme sur lesquels le temps a répandu sa tristesse douce et sa poésie.

      XIX – Vent de mer à la campagne

      «Je l’apporterai un jeune pavot,

      aux pétales ne pourpre.»

THÉOCRITE, «Le Cyclope»

      Au jardin, dans le petit bois, à travers la campagne, le vent met une ardeur folle et inutile à disperser les rafales du soleil, à les pourchasser en agitant furieusement les branches du taillis où elles s’étaient d’abord abattues, jusqu’au fourré étincelant où elles frémissent maintenant, toutes palpitantes. Les arbres, les linges qui sèchent, la queue du paon qui roue découpent dans l’air transparent des ombres bleues extraordinairement nettes qui volent à tous les vents sans quitter le sol comme un cerf-volant mal lancé. Ce pêle-mêle de vent et de lumière fait ressembler ce coin de la Champagne à un paysage du bord de la mer. Arrivés en haut de ce chemin qui, brûlé de lumière et essoufflé de vent, monte en plein soleil, vers un ciel nu, n’est-ce pas la mer que nous allons apercevoir blanche de soleil et d’écume? Comme chaque matin vous étiez venue, les mains pleines de fleurs et des douces plumes que le vol d’un ramier, d’une hirondelle ou d’un geai, avait laissé choir dans l’allée. Les plumes tremblent à mon chapeau, le pavot s’effeuille à ma boutonnière, rentrons promptement.

      La maison crie sous le vent comme un bateau, on entend d’invisibles voiles s’enfler, d’invisibles drapeaux claquer dehors. Gardez sur vos genoux cette touffe de roses fraîches et laissez pleurer mon coeur entre vos mains fermées.

      XX – Les perles

      Je suis rentré au matin et je me suis frileusement couché, frissonnant d’un délire mélancolique et glacé, Tout à l’heure, dans ta chambre, tes amis de la veille, tes projets du lendemain, – autant d’ennemis, autant de complots tramés contre moi, – tes pensées de l’heure, autant de lieues vagues et infranchissables, – me séparaient de toi. Maintenant que je suis loin de toi, cette présence imparfaite, masque fugitif de l’éternelle absence que les baisers soulèvent bien vite, suffirait, il me semble, à me montrer ton vrai visage et à combler les aspirations de mon amour. Il a fallu partir; que triste et glacé je reste loin de toi! Mais, par quel enchantement soudain les rêves familiers de notre bonheur recommencent-ils à monter, épaisse fumée sur une flamme claire et brûlante, à monter joyeusement et sans interruption dans ma tête? Dans ma main, réchauffée sous les couvertures, s’est réveillée l’odeur des cigarettes de roses que tu m’avais fait fumer. J’aspire longuement la bouche collée à ma main le parfum qui, dans la chaleur du souvenir, exhale d’épaisses bouffées de tendresse, de bonheur et de «toi». Ah! ma petite bien-aimée, au moment où je peux si bien me passer de toi, où je nage joyeusement dans ton souvenir – qui maintenant emplit la chambre – sans avoir à lutter contre ton corps insurmontable, je te le dis absurdement, je te le dis irrésistiblement, je ne peux pas me passer de toi.

      C’est ta présence qui donne à ma vie cette couleur fine, mélancolique et chaude comme aux perles qui passent la nuit sur ton corps. Comme elles, je vis et tristement me nuance à ta chaleur, et comme elles, si tu ne me gardais pas sur toi je mourrais.

      XXI – Les rivages de l’oubli

      «On dit que la Mort embellit ceux qu’elle frappe et exagère leurs vertus, mais c’est bien plutôt en général la vie qui leur faisait tort. La mort, ce pieux et irréprochable témoin, nous apprend, selon la vérité, selon la charité, qu’en chaque homme il y a ordinairement plus de bien que de mal.» Ce que Michelet dit ici de la mort est peut-être encore plus vrai de cette mort qui suit un grand amour malheureux. L’être qui après nous avoir tant fait souffrir ne nous est plus rien, est-ce assez de dire, suivant l’expression populaire, qu’il est «mort pour nous». Les morts, nous les pleurons, nous les aimons encore, nous subissons longtemps l’irrésistible attrait du charme qui leur survit et qui nous ramène souvent près des tombes. L’être au contraire qui nous a fait tout éprouver et de l’essence de qui nous sommes saturés ne peut plus maintenant faire passer sur nous l’ombre même d’une peine ou d’une joie. Il est plus que mort pour nous. Après l’avoir tenu pour la seule chose précieuse de ce monde, après l’avoir maudit, après l’avoir méprisé, il nous est impossible de le juger, à peine les traits de sa figure se précisent-ils encore devant les yeux de notre souvenir, épuisés d’avoir été trop longtemps fixés sur eux. Mais ce jugement sur l’être aimé, jugement qui a tant varié, tantôt torturant de ses clairvoyances notre coeur aveugle, tantôt s’aveuglant aussi pour mettre fin à ce désaccord cruel, doit accomplir une oscillation dernière.

      Comme ces paysages qu’on découvre seulement des sommets, des hauteurs du pardon apparaît dans sa valeur véritable celle qui était plus que morte pour nous après avoir été notre vie elle-même. Nous savions seulement qu’elle ne nous rendait pas notre amour, nous comprenons maintenant qu’elle avait pour nous une véritable amitié. Ce n’est pas le souvenir qui l’embellit, c’est l’amour qui lui faisait tort. Pour celui qui veut tout, et à qui tout, s’il l’obtenait, ne suffirait pas, recevoir un peu ne semble qu’une cruauté absurde. Maintenant nous comprenons que c’était un don généreux de celle que notre désespoir, notre ironie, notre tyrannie perpétuelle n’avaient pas découragée. Elle fut toujours douce. Plusieurs propos aujourd’hui rapportés nous semblent d’une justesse indulgente et pleine de charme, plusieurs propos d’elle que nous croyions incapable de nous comprendre parce qu’elle ne nous aimait pas. Nous, au contraire, avons parlé d’elle avec tant d’égoïsme injuste et de sévérité. Ne lui devons-nous pas beaucoup d’ailleurs? Si cette grande marée de l’amour s’est retirée à jamais, pourtant, quand nous nous promenons en nous-mêmes nous pouvons ramasser des coquillages étranges et charmants et, en les portant à l’oreille, entendre avec un plaisir mélancolique et sans plus en souffrir la vaste rumeur d’autrefois. Alors nous songeons avec attendrissement à celle dont notre malheur voulut qu’elle fût plus aimée qu’elle n’aimait. Elle n’est plus «plus que morte» pour nous. Elle est une


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