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Les Dieux ont soif. Anatole FranceЧитать онлайн книгу.

Les Dieux ont soif - Anatole France


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affectueux et doux. Ta sœur n'avait pas mauvais cœur; mais elle était égoïste et violente. Tu avais plus de pitié qu'elle des malheureux. Quand les petits polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu t'efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur mère, et bien souvent tu n'y renonçais que foulé aux pieds et cruellement battu. A l'âge de sept ans, au lieu de te quereller avec de mauvais sujets, tu allais tranquillement dans la rue en récitant ton catéchisme; et tous les pauvres que tu rencontrais, tu les amenais à la maison pour les secourir, tant que je fus obligée de te fouetter pour t'ôter cette habitude. Tu ne pouvais voir un être souffrir sans verser des larmes. Quand tu eus achevé ta croissance, tu devins très beau. A ma grande surprise, tu ne semblais pas le savoir, très différent en cela de la plupart des jolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure."

      La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu à vingt ans un visage grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine, les traits d'une Minerve. Maintenant ses yeux sombres et ses joues pâles exprimaient une âme triste et violente. Mais son regard, lorsqu'il le tourna sur sa mère, reprit pour un moment la douceur de la première jeunesse.

      Elle poursuivit:

      "Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courir les filles, mais tu te plaisais à rester près de moi, à la boutique, et il m'arrivait parfois de te dire de te retirer de mes jupes et d'aller un peu te dégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit de mort je te rendrai ce témoignage, Évariste, que tu es un bon fils. Après le décès de ton père, tu m'as prise courageusement à ta charge; bien que ton état ne te rapporte guère, tu ne m'as jamais laissée manquer de rien, et, si nous sommes aujourd'hui tous deux dépourvus et misérables, je ne puis te le reprocher: la faute en est à la Révolution."

      Il fit un geste de reproche; mais elle haussa les épaules et poursuivit.

      "Je ne suis pas une aristocrate. J'ai connu les grands dans toute leur puissance et je puis dire qu'ils abusaient de leurs privilèges. J'ai vu ton père bâtonné par les laquais du duc de Canaleilles parce qu'il ne se rangeait pas assez vite sur le passage de leur maître. Je n'aimais point l'Autrichienne: elle était trop fière et faisait trop de dépenses. Quant au roi, je l'ai cru bon, et il a fallu son procès et sa condamnation pour me faire changer d'idée. Enfin je ne regrette pas l'ancien régime, bien que j'y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas que la Révolution établira l'égalité, parce que les hommes ne seront jamais égaux; ce n'est pas possible, et l'on a beau mettre le pays sens dessus dessous: il y aura toujours des grands et petits, des gras et des maigres."

      Et, tout en parlant, elle rangeait la vaisselle. Le peintre ne l'écoutait plus. Il cherchait la silhouette d'un sans-culotte, en bonnet rouge et en carmagnole, qui devait, dans son jeu de cartes, remplacer le valet de pique condamné.

      On gratta à la porte et une fille, une campagnarde, parut, plus large que haute, rousse, bancale, une loupe lui cachant l'œil gauche, l'œil droit d'un bleu si pâle qu'il en paraissait blanc, les lèvres énormes et les dents débordant les lèvres.

      Elle demanda à Gamelin si c'était lui le peintre et s'il pouvait lui faire un portrait de son fiancé, Ferrand (Jules), volontaire à l'armée des Ardennes.

      Gamelin répondit qu'il ferait volontiers ce portrait au retour du brave guerrier.

      La fille demanda avec une douceur pressante que ce fût tout de suite.

      Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu'il ne pouvait rien faire sans le modèle.

      La pauvre créature ne répondit rien: elle n'avait pas prévu cette difficulté. La tête inclinée sur l'épaule gauche, les mains jointes sur le ventre, elle demeurait inerte et muette et semblait accablée de chagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, le peintre, pour distraire la malheureuse amante, lui mit dans la main un des volontaires qu'il avait peints à l'aquarelle et lui demanda s'il était fait ainsi, son fiancé des Ardennes.

      Elle appliqua sur le papier le regard de son œil morne, qui lentement s'anima, puis brilla, et resplendit; sa large face s'épanouit en un radieux sourire.

      "C'est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin; c'est Ferrand (Jules) au naturel, c'est Ferrand (Jules) tout craché."

      Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuille des mains, elle la plia soigneusement de ses gros doigts rouges et en fit un tout petit carré qu'elle coula sur son cœur, entre le busc et la chemise, remit à l'artiste un assignat de cinq livres, souhaita le bonsoir à la compagnie et sortit clochante et légère.

      III

      Dans l'après-midi du même jour, Évariste se rendit chez le citoyen Jean Blaise, marchand d'estampes, qui vendait aussi des boîtes, des cartonnages et toutes sortes de jeux, rue Honoré, vis-à-vis de l'Oratoire, proche les Messageries, à l'Amour peintre. Le magasin s'ouvrait au rez-de-chaussée d'une maison vieille de soixante ans, par une baie dont la voûte portait à sa clef un mascaron cornu. Le cintre de cette baie était rempli par une peinture à l'huile représentant "le Sicilien ou l'Amour peintre", d'après une composition de Boucher, que le père de Jean Blaise avait fait poser en 1770 et qu'effaçaient depuis lors le soleil et la pluie. De chaque côté de la porte, une baie semblable, avec une tête de nymphe en clef de voûte, garnie de vitres aussi grandes qu'il s'en était pu trouver, offrait aux regards les estampes à la mode et les dernières nouveautés de la gravure en couleurs. On y voyait, ce jour-là, des scènes galantes traitées avec une grâce un peu sèche par Boilly, Leçons d'amour conjugal et Douces résistances, dont se scandalisaient les Jacobins et que les purs dénonçaient à la Société des arts; la Promenade publique de Debucourt, avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur trois chaises, des chevaux du jeune Carle Vernet, des aérostats, le Bain de Virginie et des figures d'après l'antique.

      Parmi les citoyens dont le flot coulait devant le magasin, c'étaient les plus déguenillés qui s'arrêtaient le plus longtemps devant les deux belles vitrines, prompts à se distraire, avides d'images et jaloux de prendre, du moins par les yeux, leur part des biens de ce monde; ils admiraient bouche béante, tandis que les aristocrates donnaient un coup d'œil, fronçaient le sourcil et passaient.

      Du plus loin qu'il put l'apercevoir, Évariste leva ses regards vers une des fenêtres qui s'ouvraient au-dessus du magasin, celle de gauche, où il y avait un pot d'œillets rouges derrière le balcon de fer à coquille. Cette fenêtre éclairait la chambre d'Élodie, fille de Jean Blaise. Le marchand d'estampes habitait avec son unique enfant le premier étage de la maison.

      Évariste, s'étant arrêté un moment, comme pour prendre haleine devant l'Amour peintre, tourna le bec-de-cane. Il trouva la citoyenne Élodie qui, ayant vendu des gravures, deux compositions de Fragonard fils et de Naigeon, soigneusement choisies entre beaucoup d'autres, avant d'enfermer dans la caisse les assignats qu'elle venait de recevoir, les passait l'un après l'autre entre ses beaux yeux et le jour, pour en examiner les pontuseaux, les vergeures et le filigrane, inquiète, car il circulait autant de faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au commerce. Comme autrefois ceux qui imitaient la signature du roi, les contrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort; cependant on trouvait des planches à assignats dans toutes les caves; les Suisses introduisaient de faux assignats par millions; on les jetait par paquets dans les auberges; les Anglais en débarquaient tous les jours des ballots sur nos côtes pour discréditer la République et réduire les patriotes à la misère, Élodie craignait de recevoir du mauvais papier et craignait plus encore d'en passer et d'être traitée comme complice de Pitt, s'en fiant toutefois à sa chance et sûre de se tirer d'affaire en toute rencontre.

      Évariste la regarda de cet air sombre qui mieux que tous les sourires exprime l'amour. Elle le regarda avec une moue un peu moqueuse qui retroussait ses yeux noirs, et cette expression lui venait de ce qu'elle se savait aimée et qu'elle n'était pas fâchée de l'être et de ce que cette figure-là irrite un amoureux, l'excite à se plaindre, l'induit à se déclarer s'il ne l'a pas encore fait, ce qui était le cas d'Évariste.

      Ayant mis les assignats dans la caisse, elle tira de sa corbeille à ouvrage une écharpe blanche, qu'elle avait commencé de broder, et se mit à travailler.


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