Mademoiselle La Quintinie. Жорж СандЧитать онлайн книгу.
le plus saint et le plus respectable que je connaisse, c'est le but et l'idéal d'une vie sérieuse et pure. Je ne me crois pas indigne d'y aspirer, et il n'y a dans mon existence aucun usage de ma liberté qui m'en détourne et qui me crée des regrets pour la suite; seulement, je n'ai pas encore assez réfléchi aux devoirs d'un père de famille, et je ne suis pas assez mûr pour les envisager. Avec une espérance comme celle qu'on veut me suggérer, la maturité se ferait peut-être très-vite; et mon père m'y aiderait! considérablement; mais, à l'heure qu'il est, et tel que me voilà, surpris par un sentiment dont je ne soupçonnais pas la puissance, je mentirais si je me donnais pour un esprit tout à fait formé, et je sens qu'avec vous il faudrait cet esprit-là. Vous avez le droit de l'exiger.»
Lucie me répondit qu'elle était parfaitement satisfaite de toutes mes réponses et de toutes mes idées sur notre situation, qu'elle ne voyait devant nous aucun obstacle invincible à l'union désirée par son grand-père, mais qu'elle ne voyait pas non plus la possibilité d'y arrêter si vite nos pensées et de prendre spontanément une résolution intérieure.
«Il faut nous voir, dit-elle, et causer ensemble de temps en temps; Nous y courons peut-être le risque de rencontrer l'amour sur le chemin de l'amitié, puisque ni l'un ni l'autre ne savons bien la différence; mais: je crois pouvoir dire sans orgueil que nous avons tous les deux une certaine force de réflexion à mettre à l'épreuve, et qu'il n'y a pas de mal possible dans nos relations. Nous avons beaucoup de courage cela est certain, et je n'ai pas de parti pris contre le mariage, dont je me fais la même idée que vous. Il serait peut-être puéril de nous rencontrer, tels que nous sommes sans vouloir nous connaître, et sans laisser à Dieu le soin de nous associer ou de nous désunir. Je m'en remets à lui. Je n'ose pas dire: Faites comme moi, puisque vous n'êtes pas sûr que Dieu s'occupe de nos destinées…»
Je lui répondis que je n'avais jamais nié cette intervention et que j'aimais à y croire, que j'y croirais peut-être absolument un jour, quand j'oserais m'affirmer à moi-même certaines vérités qu'on ne doit pas admettre par complaisance ou par enivrement.
«C'est bien, ajouta-t-elle, et avant tout vous consulterez votre père?
Sans aucun doute.»
Elle réfléchit un instant comme incertaine, puis elle approuva et prit mon bras pour aller rejoindre son grand-père, qui était en tête-à-tête, lui, avec madame Marsanne. Certainement ils parlaient de nous, car ils sourirent en nous voyant. Lucie alla droit à eux, et leur dit avec beaucoup d'assurance, trop d'assurance peut-être:
«Eh bien, nous ne nous détestons pas, nous nous estimons beaucoup, et nous voulons bien nous rencontrer de temps en temps; mais n'en demandez pas davantage. Nous ne nous déciderons à l'étourdie ni l'un ni l'autre. Soyez donc discrets et patients, c'est votre affaire.»
Le grand-père fut enchanté et me pressa vivement les mains. Je causai assez longtemps avec lui. C'est un vieux raisonneur à idées étroites, mais dont le cœur généreux répare la sécheresse intellectuelle. Il a une instruction superficielle qui lui permet de prononcer sur tout sans avoir rien approfondi. Il a la prétention de croire au néant, et sa logique est si mauvaise, que Lucie a dû se faire religieuse par réaction. Ce n'en est pas moins un homme aimable et un homme excellent que M. de Turdy. Il a une grande bienveillance et la naïveté d'un vieillard dont a vie a été pure. Il se pique de comprendre les délicatesses du sentiment, et il en a certes l'instinct, sinon par expérience, du moins par habitude de savoir-vivre. Je l'ai pris surtout en affection à cause de la tendresse vraiment touchante qu'il a pour sa petite-fille. Elle est son idéal et son dieu, et, s'il n'a rien gouverné en elle, il n'a du moins rien flétri et rien amoindri.
Tout en s'attribuant une finesse et une prudence qu'il n'a pas, il a une notion vraie des choses sociales, et il fut de l'avis de Lucie et du mien sur les convenances morales du mariage. Il comprit qu'on ne devait pas faire de ceci une affaire, surprendre deux volontés hésitantes et unir deux êtres qui ne se connaissent pas. Il m'a raconté qu'il avait été marié à une femme qu'il avait vue pour la première fois la veille du contrat, et il m'a laissé deviner qu'il avait eu avec elle une vie pâle, régulière et sans effusion. Sa fille, qu'il avait voulu laisser plus libre, s'était engouée sans beaucoup de réflexion des épaulettes de colonel et des moustaches noires de M. La Quintinie. Il ne paraît pas que cette union puisse être qualifiée autrement que de paisible, ce qui signifie peut-être ennuyée. Enfin l'amour véritable ne me semble pas avoir beaucoup visité ce vieux manoir et cette famille de Turdy. La grand'tante est restée fille, en proie à une dévotion ponctuelle et mondaine. Sa maison est à Chambéry le rendez-vous de la vieille aristocratie de la province.
La conclusion de ces détails fut que M. de Turdy se berçait avec plaisir de l'espoir de marier Lucie avant de mourir, et qu'il était très-content de pouvoir écrire au général, son gendre, qu'il avait mis un nouveau mariage en train pour elle; mais il consentit à ne vouloir rien presser. Il laissa à Lucie le temps de la réflexion, sachant, disait-il, qu'elle romprait tout, si on la tourmentait. Il ne vit pas d'inconvénients à nous mettre en rapports ensemble, sans engagement réciproque. Lucie a agréé l'essai d'autres soins que les miens; mais, dès les premiers jours, elle les a repoussés sans appel. Elle n'a pu être compromise par aucun dépit, tant sa réputation est bien établie. On me jugeait incapable de me plaindre en cas d'échec, et on avait raison. La situation a donc été dessinée ainsi, et jusqu'à présent elle n'a pas été modifiée par le fait de M. de Turdy ni par le mien; mais nous avions compté sans des obstacles que tu apprécieras, et qu'aujourd'hui je juge invincibles. Je reprends mon récit.
La journée de la cascade de Coux fut charmante. On fit une légère collation sur l'herbe. Lucie fut gaie comme je ne l'avais pas encore vue, et il ne tint qu'à moi de croire qu'elle était heureuse ou remplie d'espérances de bonheur. La gaieté de Lucie n'est pas une pétulance d'enfant qui s'étourdit, c'est une grâce de femme qui cherche à épanouir les autres; on y sent la tendresse d'une bonne et sainte fille qui a cherché toute sa vie à dérider le front de vieillards aimés, et qui a trouvé le rayonnement de sa propre jeunesse dans cette préoccupation touchante. Le vieux Turdy n'est pas gai par lui-même, et Lucie a fait de leur vie à deux un éternel sourire. Madame Marsanne, qui me l'avait dépeinte si sérieuse, fut étonnée de l'abondance et de la tenue de son enjouement, et moi, dont le cœur ému était plutôt prêt à éclater dans les larmes que dans le rire, je me sentis emporté sans résistance dans un monde d'idées fraîches et jeunes, dans un paradis de fleurs et d'oiseaux enivrés de soleil.
Lucie est particulièrement et l'on pourrait dire spécialement aimable. Je n'avais jamais compris toute l'extension de ce mot-là, trop prodigué dans le monde, où presque tous les individus sont frottés d'un certain vernis d'aménité banale. Bien différente est cette aménité que le cœur échauffe et que l'esprit colore. Lucie n'est pas ainsi avec tout le monde. Elle a besoin de la véritable intimité pour s'abandonner, et jusqu'à ce jour elle n'avait dit le secret de son charme ni à Henri ni à moi. Elle ne songea plus à s'observer dans ce dîner sur l'herbe, et son expansion fut éblouissante. Elle ne cherche pas l'esprit, et elle en a beaucoup quand elle s'anime. Sa plaisanterie du moment fut un jeu avec Élise, jeu où Élise brilla et fut vaincue. Élise, avec son dédain pour les idées sérieuses et les sentiments vifs, met volontiers sa coquetterie à railler; devant Henri, ce qu'elle appelle mes vertus et ce qu'elle traite de science théologique dans la piété de Lucie. Elle m'appelle Grandisson, elle appelle Lucie son vieux bénédictin. Je me laisse railler: Élise n'est jamais méchante et ne me fâche point; mais Lucie a une manière enjouée de se défendre. Elle abonde dans le sens de sa compagne, et joue, à mourir de rire, le rôle de vieux docteur. Elle l'interpelle en termes de catéchisme sur les modes, sur la forme des éventails, sur la couleur des rubans; puis elle lui fait d'une voix grave, et avec des intonations de prédicateur très-comiques, des sermons en trois points sur ses hérésies en fait de goût et de parure. Elle lui cite, avec des arrangements apocryphes, les Pères de l'Église à propos de son ombrelle ou de ses gants, et en somme elle lui démontre qu'elle entend mieux qu'elle ces graves questions de la toilette des femmes.
À ce jeu en succéda, un du même genre, où elle me prit à partie sur mes opinions politiques. Comme je lui reprochais d'être légitimiste, elle se mit